BP / SM
VARIANTES ET ÉTENDUES
Légendes
IMAGE 1
Nicolas Delprat, Souvenir de Méditerrannée,
Dispositif de peinture pour la projection d'un double diaporama, 2005 Lyon
IMAGE 2
Nicolas Delprat, Galerie Site Odéon n°5, Once upon the time..., 2003 Paris
Le courage en face de la mer doit être ruse, car il a à faire à l'élément le plus rusé, le moins sûr et le plus menteur. Cette immense étendue est parfaitement molle, car elle ne résiste à aucune pression, même pas au souffle ; elle paraît infiniment innocente, soumise, aimable et câline, et c'est justement cette facilité qui transforme la mer en élément le plus dangereux et le plus puissant.
La Raison dans l'Histoire - Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Une toile tendue sur chassis peinte de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée. Sont utilisables tous les formats standards disponibles dans le commerce qu'ils soient rectangulaires, carrés, ronds ou ovales. L'accrochage est traditionnel.
Claude Rutault ,"Toile à l'unité". Définition/méthode n°1 , 1973
Hubert Damisch
Rapport général présenté au premier Congrès de l'Association Internationale de Sémiotique.
Milan, 2-6 juin 1974.
(1)
"Y a-t-il une vérité de la peinture ou, suivant le mot, I'énoncé délibérément ambigu de
Cézanne : "je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai" , y a-t-il une vérité en
peinture ? Et cette vérité, vérité de la peinture, vérité en peinture, appartient-il au sémiologue,
sinon de la dire peut-être ne saurait elle l'être, dite, cette vérité qu'en peinture ?, au moins de
l'inscrire dans le registre théorique, d'en désigner le lieu d'émergence, d'en définir les
conditions d'énonciation par référencé à l'objet "Peinture" tel qu'il travaille pour sa part et
selon ses moyens à le constituer en tant que domaine, champ ou mode spécifique de
production d'un sens lui-même spécifique ? Outre qu'elle ne se laisse pas dissocier d'une
interrogation plus fondamentale portant sur la "nécessite" de l'art (nécessité dont louri Lotman
a su montrer qu'elle était liée à la structure même du texte artistique, à son organisation
interne , la question n'est pas déplacée, s'agissant d'introduire à quelques remarques d'ordre
très général sur une sémiologie de la peinture considérée comme possible, dès lors qu'une
bonne part du travail, de la réflexion, de l'analyse, de la critique sémiologique appliquée aux
productions des arts visuels peut paraître tendre au contraire à en interdire l'avancée : sauf
pour le sémiologue, dans le meilleur des cas, à reconduire à ses déterminations idéologiques
profondes l'exigence de "vérité" qui se fait jour, par intervalles, dans le champ pictural, sous
des espèces et à des niveaux variables (et sous l'espèce, par exemple, chez les initiateurs de la
Renaissance, de l'adhésion au modèle optique de la vision ; mais aussi bien, à un autre niveau,
celui de la "sensation", colorée et colorante, signifiée et signifiante, par l'assignation à la
peinture, chez Cézanne lui-même, d'une valeur de dénotation au sens de Frege). n importe de
voir (de voir et non seulement d'entendre) que cette question de la vérité de la peinture, de la
vérité en peinture (qui est tout ensemble question de la vérité dans la peinture et question de la
vérité de l'effigie, de la vérité en effigie) est au centre du débat auquel donne lieu, aujourd'hui,
le projet, sinon les quelques très rares développements d'une sémiologie des arts visuels, et
d'abord - mais cet ordre de priorité, dans sa double détermination logique et idéologique, fait
lui-même problème - d'une sémiologie de la peinture, et comment elle confère~ à ce débat une
portée qui excède largement les limites du champ spécialisé sous la rubrique duquel il
s'annonce.
(2)
Le projet d'étudier la peinture comme un système de signes aura d'abord répondu au souci
d'atteindre, par la définition simultanée de l'objet d'une sémiologie de la peinture et des
procédures d'analyse qui la constitueraient comme telle, à une vérité d'ordre scientifique
touchant la production picturale. Dans une perspective saussurienne, et prenant modèle sur le
"patron" linguistique, ce projet conduit, dans sa formulation initiale, à introduire dans le tout
hétérogène des faits de "peinture'' (hétérogène en cela que ces faits relèvent des domaines
d'enquête les plus &vers: cosmétologie, chimie des couleurs, optique géométrique et/ou
physiologique, théorie des proportions, psychologie de la perception, mais aussi bien
mythologie comparée, symbolique générale, iconographies particulières, etc...) une première
découpe à partir de laquelle cet ensemble hétéroclite se laisserait penser dans sa cohérence :
tel déjà le langage, une fois le partage opéré entre la masse des faits de parole et le registre de
la langue, du système auquel ces faits devraient être rapportés comme à leur norme. Quelque
forme que revête l'opposition ainsi marquée entre les deux registres, et si sophistiqué qu'en
puisse être l'énoncé 1' "art" pensé sous le titre d'une déviation conséquente par rapport à la
norme, prise comme catégorie sémiotique (D. Uspenskij), la "langue" de la peinture
fragmentée, disséminée en une multiplicité de systèmes partiels, de codes d' "invention'' et de
lecture (P. Francastel), le système du tableau distingué des structures de la figuration et l'objet
"Peinture" visé au travers et à partir du texte qui le prend en charge et l'articule (J.-L. Schefer)
-, il s'agira toujours de dessiner une surface de clivage entre la performance que représente
l'oeuvre (le "chef d'oeuvre"), et~le réseau, sinon le système des compétences que met en jeu son
déchiffrement, son interprétation, et cela lors même que l'on pose que 1' "art" n'est jamais
donné à part des oeuvres singulières, que sa signifiance ne renvoie à aucun code ou convention
reçus, et que les relations signifiantes du "langage artistique" sont à découvrir à l'intérieur
d'une composition donnée (Benveniste, et dans le même sens Schefer: "Il n'y a système que
du tableau"). La question demeurant entière de la nature, du statut, de l'articulation des
"signes" dont s'instruit et sur lesquels s'oriente la lecture, que celle-ci tâche ou non à les
constituer, dans l'ordre déclaratif, en système.
Dans l'énoncé de ce projet - étudier la peinture, les oeuvres de peinture (suivant la formule, elle
aussi délibérément ambiguë, de Francastel) comme un système de signes - on soulignera
successivement système et signes, pour bien faire apparaître (a) que si la peinture se laisse
analyser en termes de système(s), système n'est pas nécessairement a entendre comme système
de signes et, (b) que si la problématique du signe peut se révéler pertinente en la matière, à son
niveau et dans ses limites propres, c'est peut-être dans la mesure où la notion de signe se
laissera disjoindre de celle de système (et réciproquement). Sauf peut-être pour nous à
travailler à imposer une autre notion du signe, une autre notion du système que celles que
toute la tradition d'Occident aura régulièrement associées à la possibilité de découper un
ensemble, une structure articulée, en éléments discrets, en unités identifiables comme telles.
(3)
Dans un registre qui n'a cette fois plus rien de théorique, mais qui n'en correspond pas moins à
la pratique de fait de l'historien ou du "connaisseur", on conviendra qu'il n'est pas de lecture,
ni même de première appréhension d'un tableau, d'une fresque, d'un ensemble décoratif, etc...,
qui ne prenne appui sur un certain nombre de traits, marques ou éléments discrets, qui se
présentent comme autant d'unités perceptives (ou "imageantes") éventuellement combinées en
syntagmes immédiatement donnés pour tels, et dont certains, par leur récurrence à travers une
série d'oeuvres donnée, s'ordonnent en une façon de répertoire, plus ou moins fourni, qu'on
tiendra pour caractéristique d'un artiste, d'une école, d'une époque, voire d'une culture. Tous
traits ou éléments, voire syntagmes, qui ne sont certes pas tous de même ordre ni de même
niveau, pas plus qu'ils ne sont en nombre fini: telles les figures, représentatives ou non, qui se
laissent reconnaître dans le champ pictural, les motifs, attributs ou marques (attitudes, gestes,
expressions, voire couleurs, traitement, etc.) dont le discours iconographique fait sa pâture,
mais aussi bien les indices qui en appellent à l'attention du connaisseur en quête d'attributions
fondées (et l'on se souviendra ici de l'analogie marquée par Freud entre la méthode du
connoisseurship telle que l'avait définie Giovanni Morelli et celle de l'analyste qui, comme le
connaisseur, en est réduit à travailler sur des données en apparence dérisoires, marginales,
quelque chose, disait Freud, comme le rebut de l'observation , et jusqu'aux tracés, touches,
empreintes, qui paraissent retenir, au titre d'index, quelque chose du travail dont l"oeuvre est
le produit. Sans compter les lettres, chiffres, inscriptions, phylactères, légendes, titres,
signatures, etc., que l'oeuvre exhibe, le cas échéant, dans ses limites propres ou sur sa périphérie,
et qui produisent, dans le contexte même d'une saisie qui se voudrait strictement sensible,
"esthétique", un effet spécifique de lecture, ou pour paraphraser Paul Klee, un premier
"acquiescement au signe": la coexistence dans le cadre d'une même composition, ou dans sa
proximité immédiate, d'éléments de nature iconique ou indicielle, et de données proprement
symboliques (quand l'image ne se présente pas comme liée explicitement au texte, donné ou
non in presentia, qu'elle illustre : voir à ce sujet le travail récent de Meyer Schapiro sur l'image
liée au mot, the word-bound image , manifeste assez que si l'on peut prétendre avec
Benveniste que c'est la langue - s'entend la langue "naturelle" - qui confère à l'ensemble
"peinture" (ou "tableau"), en l'informant de la relation de signe, la qualité de système
signifiant , cette relation n'en joue pas moins, préalablement a toute lecture, à toute
interprétation, à l'intérieur même de cet ensemble, ou tout au moins dans son espace de
définition. Restant à savoir si les éléments proprement perceptifs, formes et/ou figures,
peuvent en toute rigueur être qualifiés d'unités, au sens sémiotique, en dehors ou abstraction
faite de l'opération qui les déclare, ou encore, dans les termes de Peirce, si le reprensentamen a
ou non qualité de signe indépendamment de l'interprétant verbal qu'il détermine.
(4)
Tout système signifiant doit se définir par le mode qui est sien de signifier. Il reste qu'à
poser,comme le fait Benveniste, qu'il faut en conséquence à ce système "définir les unités qu'il
met en jeu pour produire le "sens'' et spécifier la nature du "sens" produit" , on anticipe sur la
conclusion selon laquelle la langue doit être reconnue comme l'interprétant de tous les
systèmes sémiotiques (et, partant, du système ''Peinture" lui-même, qui sera dès lors
caractérisé, dans la terminologie des sémioticiens soviétiques, comme ''système modélisant
secondaire"), si tant il est vrai qu' "aucun autre système ne dispose d'une "langue" dans
laquelle il puisse se catégoriser et s'interpréter selon ses distinctions sémiotiques, tandis que la
langue peut, en principe, tout catégoriser et interpréter, y compris elle-même'' . En ce qui
concerne les unités mises en jeu pour produire le sens, le système "Peinture" ne dispose sans
doute pas d'une "langue" qui lui permettrait de définir celles auxquelles il a recours. Encore
peut-il, ces unités, les produire, les dessiner, les montrer, les exhiber par tous les artifices et
procédés qui le caractérisent, d'espacement, de positionnement, de cadrage, d'éclairage, de
traitement, de déformation, etc. Tous artifices qui n'empruntent pas de l'ordre discursif, ni
même nécessairement de l'ordre iconique au sens étroit, en tant que celui-ci se fonderait sur la
mimesis. Et il n'est pas jusqu'à la forme de présentation, à la forme "imageante" elle-même
(sans prendre nécessairement le terme d'image dans sa connotation strictement mimétique), en
tant qu'elle se réglerait par exemple sur le modèle perspectif ou qu'elle se ramènerait, comme
chez Mondrian ou dans le minimal art à un ensemble fini de principes ou d'éléments de base,
dont on ne soit fondé a soutenir, avec Wittgenstein, qu'elle ne puisse être, sinon reproduite,
décrite, représentée, au moins produite, montrée, exhibée, par les moyens qui sont ceux de
l'"image" elle-même . Pour s'en tenir à la question des unités (celle de la Form der Abbildung
appelant des développements qui ne sauraient trouver place ici), on observera encore que, dès
lors qu'une peinture se donne a déchiffrer a partir d'une multiplicité de codes, dès lors aussi
qu'elle comporte plusieurs niveaux de lecture, I'éventualité même qu'elle offre de glissements
et aussi de renvois d'un code ou d'un niveau à l'autre, la capacité qui en découle, pour une
unité donnée, d'assumer suivant les niveaux des fonctions hétérogènes, sinon contradictoires,
introduisent dans le "système" (au sens pour l'heure le plus vague) la possibilité d'un jeu
d'interprétance sinon déclarative, au moins monstrative (au sens où Lacan a pu dire que, dans
le rêve, "ça montre"), d'un niveau ou d'un code à l'autre, comme on le voit par les variations
auxquelles prête un même motif formel ou iconographique et qui conduisent à assigner
alternativement, voire simultanément, à un même élément (ex.: le "nuage" dans la tradition
figurative de l'occident, la colonne de tant d' Annonciations ou Nativités, mais aussi bien les
nappes dressées de Cézanne ou les "carrés" de Mondrian) des fonctions (plastiques,
constructives, sémantiques, syntactiques, symboliques, décoratives, stylistiques, etc.) de
niveau différent (le problème étant alors de savoir si l'on est fondé à prétendre produire le
système de ces assignations, et cela sans préjuger pour autant de la cohérence des niveaux, de
leur degré de systématicité). Encore convient-il de faire leur place, avec Meyer Schapiro, à
coté des unités immédiatement identifiables comme telles, aux éléments non mimétiques, non
directement signalétiques, et pourrait-on dire non discrets, du message iconique, tous éléments
- la forme du support, son cadre, les propriétés du fond comme champ, les rapports d'échelle
et d'orientation, de positionnement, d'espacement, les composantes de la substance iconique
comme telle, points, lignes, surfaces, taches, etc , et d'abord la couleur qui, a en croire
Benveniste - mais cette affirmation, qui porte la marque d'un logocentrisme sournois, cesse
d'être recevable pour une pensée qui travaille à imposer une autre notion que strictement
linguistique du signe -, la couleur qui, considérée en elle-même, ne se laisserait en aucun cas
déclarer au titre de signe, ni même d'unité. Tous éléments qui jouent dans la peinture
représentative un rôle décisif, un rôle intégrant (au sens linguistique du terme), mais que la
peinture moderne, depuis Cézanne et Seurat, s'efforce au contraire de dissocier de leur
fonction imageante, pour les exhiber, les produire dans leur valeur d'expression, de signifiance
propre, autonome: au point que la "non-figuration", loin d'apparaître comme un cas
particulier, comme un moment limite dans l'histoire de la peinture, et qui ne se laisserait
penser qu'à partir de la structure représentative telle que celle-ci s'est constituée de la position
assignée au sujet dans le dispositif perspectif, conduit au contraire, si on la prend comme elle
doit l'être au sérieux, à soumettre, par la "mise a nu'' du "procédé" (comme parlaient les
Formalistes) et la substitution à la visée de la Nature de celle de l'expression picturale elle-même,
le système "Peinture" à un déplacement radical dans l'ordre de la signifiance, jusqu'à le
soustraire, au moins pour partie, à la relation d'interprétance où le discours sémiologique -
dont c'est peut-être là l'une des fonctions idéologiques majeures prétend au contraire l'enclore.
(5)
A la question: le système "peinture" se laisse-t-il réduire à des unités ? on répondra donc par
la négative. Restant à déterminer si les unités que ce système met cependant en jeu, de toute
évidence, et qui en représentent peut-être la retombée, ou l'échappée (comme on le voit
lorsqu'une organisation perspective se donne a lire a partir de quelque indice ou "flexion"
figurative: un fragment architectonique présenté en raccourci, la ''diminution" à laquelle sont
soumises les figures, etc.), si ces unités sont des signes, n si la notion même de signe, dans son
acception traditionnelle, est pertinente dans le contexte d'un système qui ne se laisse pas - sauf
exceptions toujours signifiantes, sinon polémiques, tactiques, voire stratégiques, et dont l'art
moderne n'est pas seul à proposer l'exemple - ramener à un code digital, puisqu'aussi bien il
impose de faire place, à côté des éléments immédiatement repérables sur le plan perceptif, à
des procédures figuratives elles-mêmes irréductibles à un corps de règles qui seraient censées
présider a l'association et à la combinaison d'unités en nombre fini et de même niveau. Si la
notion de signe peut s'avérer recevable dans le domaine "Peinture", ce sera à partir d'une autre
découpe que celle à laquelle on s'est jusqu'ici référé. Au "patron" strictement saussurien, qui
impose de distinguer entre l'ordre du "système" (la compétence) et celui des productions
concrètes (la performance), on substituera une articulation qui empruntera sa pertinence d'une
distinction entre les niveaux d'analyse (la question devenant peut-être alors celle du rapport
entre deux "performances", celle de l'oeuvre et celle de l'interprétation, tel qu'il s'inscrit dans un
espace commun, mais non identique, de "compétence"). Ignorant provisoirement le problème
de l'articulation proprement figurative ou plastique, on posera que si le concept de signe peut
prendre valeur opératoire dans le domaine "Peinture", c'est d'abord (et peut-être
exclusivement) par référencé à un niveau, à un mode de signifiance qui n'est pas celui -
sémiotique - ou les unités perceptives, formes et/ou figures, sont reconnues pour telles (et cela
même si cette reconnaissance passe par le détour d'une "déclaration", d'un interprétant
explicite), mais a celui sémantique - où l'image, d'en appeler à une lecture, en vient à assumer
un statut proprement discursif, dès lors, pour parler comme les iconologues de 1'âge classique,
qu'elle est "faite pour signifier une chose différente de celle que l'il voit". La théorie des
niveaux développée par Panofsky, en même temps qu'elle réitère la coupure marquée en son
temps par Césare Ripa entre l'ordre du visible et celui du lisible, conduit semblablement à
opposer a l'univers des motifs, des objets ou des événements figurés par des lignes, couleurs et
volumes, I'univers des images, des motifs reconnus comme porteurs d'une signification
secondaire ou conventionnelle aussi éloignée qu'on voudra de leur signification primaire,
"naturelle", et qui prêtent a combinaison sur le mode de 1' "histoire", de la fable ou de
l'allégorie, en même temps qu'à toutes sortes de redoublements figuratifs (I' "image" d'lsaac
étant à son tour prise pour "figure" de celle du Christ, qu'elle pré-figure, etc.): soit l'univers
d'un discours, dont l'image, au sens qu'on a dit, constitue l'unité minimale, lors même qu'elle
s'articule déclarativement sur le mode d'un énoncé ("un personnage féminin tenant une pêche
dans sa main droite" étant à lire, suivant l'exemple que retient Panofsky, comme une
personnification de la "Véracité"). Unité, au registre sémantique ou opère l'iconologie, qui
paraît devoir être reçue au titre de signe dès lors qu'elle se trouve associer un "signifiant" (le
motif donne à ''voir") et un "signifié" (le concept ou l'énoncé donné à entendre), et qu'elle se
laisse identifier, au titre de composant et éventuellement d'intégrant (au sens ou Meyer
Schapiro a pu montrer, dans une étude célèbre , que l'image de Saint-Joseph fabriquant un
piège à souris "intégrait" I'Annonciation du Maître de Flemalle, dans sa différence d'avec les
représentations traditionnelles de cet événement) dans une unité de niveau supérieur, celle que
constitue le tableau. Unité, signe minimal d'un ''discours d'images" (ragionamenti d'imagini,
comme disaient encore les iconologues) par lequel la peinture est mise en position de
représenter, de mettre en scène, de signifier par des moyens strictement représentatifs quantité
de notions, de relations, sinon de propositions abstraites. Et si les travaux de Panofsky sur le
symbolisme dans la peinture flamande se trouvent recouper de façon frappante les analyses de
Freud sur le travail du rêve (elles-mêmes référées, de la façon la plus explicite, au travail de
peinture), la rencontre n'a rien de fortuit: il suffit d'accepter que la symbolique des Van Eyck,
comme celle du rêve selon Benveniste , relève d'une véritable logique du discours, et que ses
figures sont d'abord des figures de style, des figures de rhétorique, des tropes. Dans la Science
des rêves, Freud lui-même avait proposé de 1' Ecole d'Athènes de Raphaël une description qui
va dans ce sens: le fait de rassembler dans un espace scénique posé comme unitaire des
philosophes appartenant à des âges et aussi à des cultures différentes, sinon antagonistes,
apparaît comme un moyen, pour le peintre, d'imposer sur le mode strictement figuratif d'une
monstration, une notion de la philosophie comme règne trans-historique et comme société
d'esprits ou Platon, saint Thomas et peut-être Averroès lui-même, se trouveraient dialoguer
par delà les contingences d'espace et de temps, de langue et de croyances . Or les procédés
utilisés par les Van Eyck ou par Roger van der Weyden, sont exactement de même nature. Tel,
pour n'en retenir qu'un seul parmi tous ceux que recense Panofsky, le procédé qui dans l'unité
d'un même décor ou cadre architectural, par exemple une église, à l'intérieur ou devant
laquelle se joue la scène, fait le peintre associer deux "styles" marqués comme tels, le style
roman et le style gothique, pour représenter la succession des temps, I'opposition de l'avant et
de l'après, voire celle, toute notionnelle, de l'Ancienne et de la Nouvelle Loi .
Si l'on devait admettre, suivant toujours Benveniste, que le système "Peinture" se caractérise
par le fait qu'à la différence de la langue, il ne présente qu'une signifiance unidimensionnelle
(la signifiance sémantique, correspondant à l'univers du "discours", à l'exclusion de toute
signifiance proprement sémiotique), force serait alors de reconnaître qu'une bonne partie du
programme d'une sémiologie de la peinture aurait d'ores et déjà été réalisée sous le titre de
l'Iconologie, voire de l'iconographie entendue, suivant le mot de Panofsky, comme une
"Science d'interprétation" . Mais si l'iconologie peut prétendre à récupérer, en dernier ressort,
sous l'espèce non plus de signes, mais de "symptômes'' d'une vision du monde ou d'une
conscience de classe, les traits dits "stylistiques" de l'oeuvre, et jusqu'à sa facture, elle n'en
demeure pas moins dans l'incapacité, et avec elle toute discipline strictement interprétative, de
rendre compte de la peinture considérée dans sa substance sensible, dans son articulation
proprement esthétique, au sens kantien du terme. Or c'est là une question que le sémiologue ne
peut ignorer, qu'il lui arrive même de poser, que de savoir si l'oeuvre d'art se réduit ou non à un
système de signification . Question décisive au regard de l'interrogation dont ces "Thèses" ont
pris leur départ, et qui portait sur la "vérité" de la peinture, sur la vérité en peinture, et sur le
statut (idéologique, critique, théorique) du discours sémiologique dans son rapport à cette
vérité. S'agissant du "sens" que produirait la peinture, il est sûr que la spécification n'en saurait
appartenir à la peinture elle-même, mais à la langue, qui "seule peut tout interpréter''. Mais
l'oeuvre, l'oeuvre d'art, l'oeuvre de peinture n'ont-elles d'autre destin (au sens ou Freud parle d'un
destin des pulsions) que l'interprétation, d'autre avatar prévisible, pour reprendre un mot de
Lotman qui ouvre une perspective très neuve , que la sémantisation ? Telle n'était pas, semble-t-
il, l'opinion de Freud lui-même, au moins pour ce qui regarde l'oeuvre dans son rapport à son
producteur: "La signification ne représente pas grand chose pour ces gens "les artistes" . Ils ne
sont intéressés que par les lignes, les formes, I'accord des contours. Ce sont des tenants du
principe de plaisir . Est-ce à dire que l'univers des lignes, celui des formes, celui du contour - à
l'exclusion, combien significative, de la couleur - ne relève pas directement d'une analyse en
termes de signification, mais d'une approche formelle, sinon "stylistique", la question
demeurant par ailleurs entière de savoir comment la forme, ainsi distinguée du contenu,
trouvera à s'articuler sur une économie, fût-ce celle du "plaisir" ?
(7)
Le problème revient à celui de l'existence ou de la non existence d'un niveau sémiotique de la
peinture. Or la question est généralement mal posée, dès lors qu'elle vient recouper celle du
"style" (notion dont il faudrait montrer quel rôle néfaste elle joue dans les études d'art, et
comment son avancée vise à prévenir la position même du problème qui nous occupe, à en
interdire l'énoncé), dès lors surtout qu'elle se trouve interférer avec celle de l' image, qu'elle est
posée comme question de la nature, sémiotique ou non sémiotique, de l'image. On a vu que
pour Panofsky l'image ressortissait au niveau symbolique. Mais c'est qu'il n'y a d'image, pour
l'Iconologue, qu'à compter du moment ou, à la signification "naturelle", donnée au registre de
la perception, se superpose une signification conventionnelle. Si l'on retient l'image non plus
pour ce qu'elle signifie, mais pour ce qu'elle donne à voir (et sans préjuger de la nature de
l'articulation du lisible sur le visible), il s'agira de déterminer si l'image, le "faire image" (la
"synthèse imageante" des phénoménologues) se laisse penser et analyser en termes
d'articulation signifiante. D'où, indépendamment de la détermination logique qui conduira à
penser la construction de l'image, par priorité, sous la rubrique de l'espace - notion, en matière
de peinture, des plus équivoques, des moins théoriques qui soient -, la référence désormais de
règle aux tentatives faites pour étudier.le procès imageant (et le procès perceptif lui-même) au
titre de procès de communication, et dans les termes de la Théorie de l'Information, toutes
tentatives qui correspondent a un retour à une position pré-phénoménologique du problème,
puisqu'elles reviennent à établir l'image, prise pour analogon du réel, dans un rapport de
d*notation par rapport au perçu ou, ce qui revient au même, dans une relation de reproduction
et/ou d'équivalence par rapport a la perception. Comment l 'image n 'aurait-elle pas statut de
message quand la perception est elle-même assimilée à une opération de déchiffrement, de
"reconnaissance", quand l'une et l'autre sont renvoyées à leurs communes racines
conventionnelles ? Encore conviendrait-il, préalablement à toute discussion sur ce point, de
s'interroger dès l'abord sur la détermination (théorique, idéologique, linguistique) qui conduit
à penser la peinture sous le titre, sous la rubrique de l'image (et réciproquement). La peinture
serait une image, mais une image d'un type particulier, sinon spécifique: une image qui se
caractériserait par un surplus de substance, d'où lui viendraient son poids, sa charge, son titre
de peinture, et qui produirait, à ce titre, un effet de plaisir lui-même spécifique. Elle n'en devra
pas moins être visée, être posée comme une variété d'image parmi d'autres, variété privilégiée,
sinon dominante, dans une culture où le terme même de "peinture" (qu'on songe aux
difficultés que pose à cet égard la traduction de Wittgenstein) peut être pris pour synonyme
d'image, de représentation, de portrait, voire de reproduction ou d'imitation (par où s'introduit,
à travers le thème de la mimesis, la question de la vérité de l'effigie, de la vérité en effigie).
Quant au programme d'une sémiologie générale, la sémiologie de la peinture ne s'en inscrirait
pas moins à sa place, sous la rubrique d'une sémiologie de l'image, et comme une branche
particulière de celle-ci.
(8)
Parodiant Merleau-Ponty, on dira qu'à faire de la peinture avec du perçu on ne saurait qu'en
manquer le niveau sémiotique et, partant, que manquer la peinture elle-même, dans la mesure
où une vérité travaille à s'y faire jour, qui ne relève pas immédiatement de l'ordre du discours,
mais qui a rapport, au premier chef, avec la perception. Car il y a bien quelque chose comme
un niveau sémiotique de la peinture, mais qui ne se laisse pas reconduire à l'instance du signe,
pas plus qu'à celle de l'image, dont la notion fonctionne ici, de toute évidence, comme un
véritable obstacle épistémologique: le niveau, par exemple, où oeuvrait Cézanne quand, dans
une intention encore de dénotation, il disait vouloir substituer au problème de la lumière celui
de la couleur et de la représentation, des sensations colorées par des sensations colorantes.
Ce travail, au plus près de la perception, sur le signifiant, cette mise au travail du signifiant dans
la peinture dont l'art de Cézanne aussi bien que celui, contemporain, de Seurat, offrent
l'exemple, témoigne, avec une éloquence qui n'emprunte que des seules ressources de la
peinture, du fait que la surface de clivage entre le sémantique et le sémiotique n'est pas à
chercher entre le niveau de la figure (donnée à voir) et celui de la signification (donnée à
entendre), mais quelque part sur la jointure entre le lisible et le visible, entre le domaine du
symbolique et celui du sémiotique, à condition de penser le sémiotique, avec Julia Kristeva,
comme une modalité qu'on pourrait dire en effet psychosomatique, en prise directe sur le
corps, du procès de la signifiance, et comme un moment logiquement, génétiquement,
productivement antérieur au symbolique, mais qui fait dans celui-ci l'objet d'une relève par
laquelle il s'y intègre . Moment d'une articulation - celle d'un continuum - préalable à celle du
signe linguistique et du signe iconique lui-même (dans la mesure où celui-ci ne se
constituerait comme tel qu'à déterminer un interprétant). Moment pré-thétique, antérieur à la
position du sujet, dans sa référence a l'expérience de l'image spéculaire, et dont l'articulation
du champ chromatique, strictement contemporaine, comme l'a montré Jakobson, de celle du
champ phonématique , offre la meilleure illustration: d'autant que l'histoire de la peinture nous
donne aujourd'hui a voir comment le sémiotique, sous l'espèce précisément de la couleur, peut
se laisser récupérer et fonctionner, au titre de supplément, à l'intérieur du symbolique, mais
aussi comment il peut faire retour, sous le symbolique et en dehors de lui, dans une position
d'extériorité par rapport au signe et à toute signification constituée dans l'ordre du langage
aussi bien que de l'image, de la représentation (sauf à prendre enfin au sérieux ce que Peirce
aura travaillé, sur le tard, à énoncer sous le titre de l'hypo-icône, de l'icône qui ne se laisse
encore penser sous aucun titre, et d'une représentativité préalable à toute relation
d'interprétance, aussi bien que l'idée où il était qu'à prendre la notion au sens le plus large, un
signe pouvait admettre d'autres interprétants qu'un concept: une action, une expérience, voire
un effet sensible, une pure qualité de "feeling" En ce sens, on est fondé à prétendre que la
sémiologie, dans son ordre de dépendance linguistique, est comme travaillée par la question
de la peinture, comme elle l'est, encore, par celle de l'écriture, soit les deux ouvriers, le peintre
et l'écrivain, que déjà le Philèbe associait dans une même tâche en partie double. Mais quant à
l'économie du procès signifiant dont la peinture est le théâtre (et dont elle définit et redéfinit
sans cesse la scène), cette économie est à penser, jusque dans ses limites et peut-être son "au-delà",
dans le registre freudien et à partir du concept qui continue de faire, dans la lecture de
Freud, I'objet d'une véritable censure, à savoir celui de régression, tel que l'introduit la Science
des rêves. La régression formelle qui est au principe en même temps qu'elle fait le ressort du
travail du rêve, un travail lui-même pensé, dans le texte freudien, dans la référence explicite à
celui de peinture, et qui ne produit ses effets, en dehors de toute relation d'interprétation, qu'a
jouer de l'écart - et de la tension qu'il engendre entre le registre du visible (de ce qui peut être
montré, figuré, représenté, mis en scène) et celui du lisible (le registre de ce qui peut être dit,
énoncé, déclaré). Écart qui est celui d'un travail producteur d'une plus-value: une plus-value
iconique, dès lors, comme l'indique Peirce, et cela doit être souligné, que l'icône a pour
propriété distinctive fondamentale que par son observation directe d'autres vérités concernant
l'objet peuvent être découvertes que celles qui suffisent a en déterminer la construction ; mais
aussi, dans le cas de la peinture, une plus-value spécifiquement picturale, qui la définit dans sa
différence d'avec l'image et lui confère le privilège qu'on a dit. Ecart qu'on marquera soit
comme le lieu d'une opposition (d'une contradiction), soit comme celui d'un échange, et sans
doute comme les deux ~ la fois, comme le veut la prise en compte de la "figurabilité" qui fait
la condition de toute régression. Ecart, encore, constitutif de la textualité picturale en tant que
celle-ci est comme tissée de visible et de lisible, et à partir duquel il convient de poser, par
rapport au système "Peinture'', la question du signifiant; le signifiant dont Freud nous
enseigne, à bien le lire, qu'on ne saurait le produire, ni même le reconnaître, à partir d'une
position d'extériorité, puisqu'aussi bien il ne se donne qu'à y être pris.
LG BLEU PACIFIQUE SUR SOUVENIR DE MÉDITERRANÉE,
1 peinture acrylique (gamme bleu pacifique de Castorama), 3 toiles standards / 1 peinture murale
400 x 220 cm / dimensions environnementales, 2005
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