Poppet foolish 
or enlightened gossip




















Image ou histoire : 
Les doutes hyperboliques de la peinture










« Le passé ne sert qu’à connaître l’actualité. Mais l’actualité m’échappe. Qu’est-ce donc
que l’actualité ?” Pendant des années, écrit George Kubler, mon maître Henri Focillon a
été obsédé par cette question – question ultime et capitale de sa vie – surtout dans les jours
noirs de 1940 à 1943, année où il mourut à New Haven.»[ Aujourd’hui, alors que
l’actualité semble à nouveau prendre le pas sur le passé, la peinture a perdu les certitudes
qu’elle a pu retrouver dans les années 1950, lorsque Ad Reinhardt écrivait : «Seul l’art de
la peinture peut être assez abstrait et pur pour se poser le problème et la possibilité, de
nos temps et en dehors du temps, d’un “seul problème, unique, grand et original”.»
Ces certitudes sont encore perceptibles dans le numéro spécial de la revue Art press sorti
en 1995, pourtant intitulé : «Où est passée la peinture? », de même que dans le n° 16 de
Rue Descartes (avril 1997) consacré aux «Pratiques abstraites ». Dans l’ouverture de la
publication du Collège international de philosophie, Catherine Perret, responsable de ce
numéro, écrit en effet – tout à fait dans l’esprit reinhardtien ! – que ces pratiques abstraites
sont «d’autant plus intéressantes à analyser qu’elles constituent une zone de résistance
dans le champ de l’art contemporain, une zone relativement mal connue et laissée pour
compte, comme si se manifestait là un phénomène refoulé dans le reste du domaine
artistique.»

La peinture dans ses pratiques abstraites aurait donc été l’incarnation et l’essence de
l’art. Aujourd’hui, quinze ans plus tard, c’est cette certitude qui semble s’être évanouie,
laissant place aux doutes, méthodiques certes, mais parfois même hyperboliques, lorsque la
question ne peut plus être tue pour savoir si la peinture est encore peinture lorsqu’elle mime
les images empruntées à l’industrie culturelle, elle qui opposait le raffinement culturel à la
culture de masse, lorsque l’industrie et le design inventent désormais les couleurs pour
susciter les désirs du consommateur, en empiétant ainsi sur cette prérogative fondamentale
des peintres, lorsque, enfin, les artistes qui se revendiquent eux-mêmes peintres ne peignent
plus, lorsque rien dans leur démarche ne fait plus référence à la technique picturale… sinon
à travers les valeurs inscrites dans son histoire. Aussi l’exigence de la pureté de la peinture ne
peut-elle être que retournée: l’impureté n’est-elle pas devenue sa condition de possibilité?
On a l’impression que l’actualité occupe de nos jours tout l’espace du possible, comme si
son objectif – inconscient ou calculé – était d’étouffer tout le passé, y compris l’actualité
d’hier, mais aussi la tradition picturale, pour réinventer ainsi une autre culture dont la
peinture refuse d’être un alibi; elle cherche par conséquent à inventer des modèles alternatifs.
C’est pourquoi il nous a semblé pertinent d’interroger la peinture sous l’angle de son
inactualité.

Mais qu’est-ce donc que l’actualité, et, partant, l’inactualité? L’actualité d’aujourd’hui
annule-t-elle le passé et se condamne-t-elle donc à rester incomprise ? Le «destin » de la
peinture réactualise en effet la question de savoir de quelle époque nous sommes, ou plutôt
toute une série de questions, posées jadis pour rendre la pensée alerte, mais qui, dans
l’esprit de beaucoup de nos contemporains, sont devenues des réponses simples: la fin
des grands récits, l’effondrement des idéologies, le déclin de l’affect, l’ère du soupçon. La
peinture nous renvoie inévitablement à la problématisation des rapports de l’art et du
temps, écho des notions complexes du modernisme et du postmodernisme, du primat de
la réflexivité, mais également des théories de la déconstruction, de l’altérité, etc. Si nous lisons
encore les Considérations inactuelles («unzeitgemässen»), c’est qu’elles doivent avoir toujours
une certaine actualité. Mais une actualité de toujours est au fond une inactualité; les pensées
inactuelles – ou intempestives – de Friedrich Nietzsche, c’est une réflexion qui va à l’encontre
de son temps, et qui par conséquent refuse de se mettre au pas de l’actualité. Bien plus, c’est
précisément parce qu’elles se proposent de ne pas adhérer à l’actualité, que les réflexions
inactuelles de Nietzsche peuvent prétendre à une actualité au-delà du présent. Ainsi pensée,
l’inactualité est une universalité de la pensée qui se comprend elle-même comme événement
historique. Une universalité, et non pas l’universalité tout court, car il ne suffit pas à la pensée
d’être inactuelle pour accéder à l’universel, mais encore – et surtout – parce que, consciente
de son historicité, la pensée ne cède pas facilement à la tentation d’une vue surplombante.
Plus modeste, ramenée à la raison par l’histoire, une telle réflexion préfère se poser comme
seulement inactuelle – une réflexion à rebrousse-poil – plutôt que revendiquer pour la
peinture une universalité qu’elle n’a plus à prouver. Le choix du thème, et donc du titre
du présent numéro, « (in)actualité de la peinture», exprime notre souhait de contribuer
à la compréhension du jeu complexe que la peinture mène avec son temps entre d’une
part l’actualité et d’autre part l’universalité : entre contemporanéité et modernité.

En 1976, la Revue d’esthétique, ancêtre de la Nouvelle Revue d’esthétique, a intitulé un
de ses numéros, publiés alors dans la collection «10/18», «Peindre». Mikel Dufrenne,
alors son rédacteur en chef, l’introduisait en ces termes: «Art cinétique, art conceptuel,
body-art, land-art, petites mythologies person nelles… Tout un bouquet de formes
nouvelle Revue d'esthétique n° 7/2011 | 6 imprévisibles en quoi l’art aujourd’hui explose. 
Et pourtant combien de peintres encore dressent un chevalet comme support et posent 
des couleurs sur la surface d’une toile !C’est ce geste quasiment immémorial dont 
on voudrait ici comprendre l’étonnante persévérance.»

Si trente-cinq ans plus tard, alors que peu de peintres dressent aujourd’hui encore le
chevalet, la question de la peinture est toujours d’actualité, c’est que –peut-on supposer–,
son intérêt est au-dessus des tendances qui changent au rythme de l’actualité. D’où le
paradoxe, que nous nous proposons d’aborder, lorsqu’on dit que l’actualité de la peinture
est la revendication de bon nombre d’artistes d’aujourd’hui. En effet, il reste à se
demander si c’est toujours la même expérience picturale qu’elle construit, étant entendu
que pour être «même», l’histoire la fait «autre». «L’actuel n’est pas ce que nous sommes,
remarquent Gilles Deleuze et Félix Guattari, mais plutôt ce que nous devenons, ce que
nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire l’Autre, notre devenir-autre.» 

Qu’est-ce qui fait donc l’identité de la peinture dans son devenir-autre? Les artistes qui
se revendiquent aujourd’hui de la peinture sont-ils encore peintres? Le retour à la peinture
passe-t-il toujours par «des couleurs sur la surface d’une toile»? La peinture invite-t-elle à
repenser le tableau ou inspire-t-elle par les valeurs qui en ont fondé la tradition?
Exemples parmi les exemples, on peut évoquer dans un premier cas l’aspiration de Jeff
Wall à produire une peinture de la vie moderne en réalisant des photographies qu’il qualifie
de «presque documentaires», et dans un deuxième cas, on signalera l’invention de Giuseppe
Pinot-Gallizio, proche de Guy Debord et d’Asger Jorn, consistant à produire une peinture
industrielle vendue au mètre, notamment pour déjouer les lois du marché de l’art. Au terme
de «persévérance» employé par Mikel Dufrenne, l’actualité et l’inactualité conjointes de la
peinture substituent les idées de «survivance», de «reprise» et de «continuation», si tant est
qu’il soit possible de faire et de penser nombre de pratiques aujourd’hui comme continuation
de la peinture avec d’autres moyens.

Le dossier «(in)actualité de la peinture» interrogera donc cette conviction fragilisée des
peintres pour croire encore en la peinture dans le «champ élargi de l’art», face à la désuétude
flagrante de sa technique, face à ses images concurrentes, face enfin à l’actualité envahissante.
La peinture ne peut-elle survivre que comme une expérience privée, en renonçant à toute
participation au mouvement de l’histoire? Eugène Leroy y croyait encore: «Pour Montaigne,
c’est son livre qui le fait, et pour moi, les éternels recommencements de la peinture.»
Mais pour d’autres peintres aujourd’hui, cette position est devenue intenable; comme
le remarque Olivier Mosset: «Si exécuter des monochromes a correspondu à un statement,
ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il s’agit davantage d’une pratique personnelle, somme toute
indéfendable.»

Comme d’habitude, l’expérience privée s’efface devant le mouvement de l’histoire.
Car, précisément, on peut soupçonner une rupture plus profonde que celle, récurrente,
que George Kubler inscrit dans sa vision structurelle de l’histoire, en écrivant: « […] Les
mythes rajeunissent lorsqu’une ancienne version finit par devenir incompréhensible. Une
nouvelle version, refondue en termes contemporains, vient [alors] remplir la même
fonction explicative que la précédente.»

Cette fonction est-elle encore aujourd’hui la même? Sera-t-elle toujours la même?
Sous l’effet massif d’invasions de ses compétiteurs, aux projets non seulement opposés,
comme les mass media, les nouveaux supports de l’image, le design industriel, etc., mais
aussi convergents parfois, comme la performance, le cinéma, la littérature, etc., la peinture
ne court-elle pas aujourd’hui le risque de se détacher de l’histoire au cours de laquelle s’est
constituée son identité ? Si telle était le cas, ce n’est pas seulement l’identité historique et
culturelle de la peinture qui serait en péril, mais aussi ses enjeux formels, car «comme le
remarque Yve-Alain Bois dans un texte sur Martin Barré, la série modifie en profondeur
l’attitude esthétique : “La série fait nécessairement de chaque tableau une interrogation
sur le fonctionnement métonymique de toute peinture, convoque toute notre mémoire,
prévient l’attitude purement contemplative”.»

Or, sans la conscience historique, pas de mémoire de la peinture; le danger devient
donc réel que le rôle de la peinture ne se réduise définitivement aux yeux de la société à
fournir du plaisir de sens dans un jeu infini de variations du désir.

La partie «Études» de ce numéro est divisé en trois parties : «Peinture», «Peintres» et
«Dossier Claude Rutault ». À l’origine des deux premières se trouve le programme de
recherche sur la peinture initié en 2008 à l’université de Rennes 2 par le laboratoire «Arts :
pratiques et poétiques». Les articles de ces deux parties sont issus de réflexions menées
notamment lors de plusieurs journées d’études organisées depuis, notamment trois
journées intitulées : «Recouvrement», «Reprises », «Rebonds». Le dossier consacré à
Claude Rutault est, quant à lui, issu de la journée d’étude organisée en mars 2008 par le
centre de philosophie de l’art de l’université de Paris I, dans le cadre du séminaire «Papier
en action» que les deux laboratoires ont mis en place en 2003.

L’ambition du numéro que nous soumettons aux lecteurs est de mettre en débat la
peinture en respectant deux principes: le concret de ses interrogations et l’actualité de ses
pratiques, quitte à en montrer l’inactualité, c’est-à-dire la résistance au présent qui semble
tout emporter. Comme les lecteurs pourront le constater, les lignes de fractures se sont
déplacées, les théâtres de combats désarticulés, les problématiques reformulées. On semble
être loin de la controverse qui a jadis violemment opposé les abstractionnistes et les
peintres figuratifs, même si les notions d’« abstraction» et de « figuratif » restent des
références artistiques. Mais les peintres s’interrogent de nos jours plutôt sur les conditions
de possibilité de la pratique figurative en peinture, notamment face à la production
foisonnante d’images par l’industrie culturelle : comment est-elle encore possible alors
que des armées de professionnels explorent – et exploite aussitôt – toutes les sortes
d’images possibles ? Le large champ de pratiques abstraites n’est plus ce qu’il a été
auparavant; deux attitudes seront ici en dialogue, l’une qui, à la manière moderniste,
s’attache à r nouvelle Revue d'esthétique n° 7/2011 | 8 edéfinir la peinture à partir 
de ses données «originelles», l’autre qui, à l’esthétique du recouvrement, pratiquée par 
toute l’histoire de la peinture, oppose celle de la «couleur importée», faisant prévaloir les 
couleurs de l’environnement d’aujourd’hui, soit celles des matériaux industriels colorés 
«dans la masse », soit celles des peintures fabriquées pour tout usage, privé ou professionnel, 
mais pas spécifiquement artistique ; aussi la peinture pourrait-elle faire signifier le visuel sans être 
le médium spécifique qu’elle a toujours été. Mais à cette controverse esthétique, un déplacement 
politique sera opposé, où le recouvrement ne dérive plus du verbe « recouvrir» (une surface), 
mais « recouvrer» (le temps). Le recouvrement conduirait alors à peindre le temps.

Si la peinture semble aujourd’hui en proie à une infinité de doutes, de reformulations
et de transfigurations, s’interrogeant sur son statut, son devenir et son avenir, on doit peutêtre
considérer cette fragilité comme expressive de sa vitalité créatrice. Nous avons donné
ici une large place à la parole des peintres, et avons demandé aux philosophes de réfléchir
sur les pratiques picturales en cours; le lecteur ne trouvera donc pas de grands envols
théoriques, mais plutôt des pistes pour comprendre l’expérience que la peinture fait de la
réalité dans son rapport double au temps: (in)actualité. Les auteurs ont également été
soucieux d’une clarté méthodologique; entre le « retour» de la peinture que le marché de
l’art appelle de ses voeux et la certitude des nostalgiques pour qui la peinture d’aujourd’hui
est passée dans les collections muséales, ils se sont plutôt attachés à porter les inquiétudes
de la peinture qui cherche à survivre, soit dans la peau d’un autre (cinéma, photographie,
vidéo, mais aussi l’écriture et le livre), soit face à la pression impérieuse du présent. Dans
ce contexte, peut-on encore tenter de réactualiser le projet moderniste de la peinture;
peut-on profiter d’une «crise» pour la porter dans l’espace du quotidien, en faire une
pratique populaire? Telles sont les questions auxquelles se confrontent les auteurs qui
participent à ce numéro.

L’art, tout comme la pratique de la philosophie – Nietzsche n’était pas dupe – nécessite
un jeu de l’actuel et de l’inactuel : s’attaquer aux problèmes d’actualité sans conforter les
tendances dominantes de celle-ci, tel semble être le fondement de leur rapport conflictuel
au temps de l’histoire, à la recherche dans le passé – aussi bien lointain qu’immédiat – de
la clé pour comprendre l’actualité. S’il veut préserver la valeur critique de la pensée, le
philosophe, ne peut que mettre en interrogation les assauts de l’actualité, de même que,
depuis longtemps, le peintre ne peut peindre qu’à rebrousse-poil.

















Par Leszek Brogowski, Christophe Viart (2011)


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