WEAVING / THICKNESS


















IMAGE 1 : Sans titre, acrylic on canvas, 60 x 60 cm / 
Aubusson carpet, 210 x 210 cm. Olivier Mosset, 1980 - 1996









" Le ternaire réel, symbolique, imaginaire est un paradigme sans doute aussi important pour la psychanalyse lacanienne que les topiques freudiennes. On sait que Lacan, à partir de 1973, identifie ce ternaire au nœud borroméen à trois ronds, soit chacun de ces trois termes à une des consistances du nœud. Mais cette identification ne va pas de soi : si R, S et I sont représentés par ou identifiés à des ronds de ficelle, pourquoi précisément à ceux du borroméen ? Autrement dit, pour quelle raison l’articulation entre les ronds de ficelle RSI est-elle figurable du borroméen ? Qu’est-ce qui justifie le remplacement d’une relation non déterminée de RSI par la relation borroméenne hyperdéterminée ? Le parcours qui suit est une tentative pour répondre à cette question. On soutiendra d’abord l’idée qu’une logique du repérage préside à l’apparition et à l’usage du ternaire à partir de 1953 et qu’il s’agit selon cette logique de constituer pour la clinique un repère à trois coordonnées. On explicitera alors les problèmes que pose la présentation de RSI sous la forme d’un repère trivarié, dont justement celui de l’articulation des registres. Nous isolerons ensuite les gains théoriques offerts par le nœud borroméen comme support de RSI par rapport à la présentation précédente. Enfin, il s’agira d’identifier certaines difficultés propres à la présentation borroméenne à trois consistances."

Extrait de : « Réel, symbolique, imaginaire : du repère au nœud », Vincent Clavière, Essaim 2010/2














IMAGE 2 : Sans Titre (Furniture Sculpture 237), John M. Armleder, 1990

"C’est sur le front des relations avec l’iconologie et l’histoire de l’art que la sémiotique de l’art a contribué de manière décisive à la production d’une nouvelle compréhension des objets, et souvent des objets parmi les plus investigués dans la tradition historico-artistique ou dans la critique de l’art contemporain. Le déplacement est manifeste dans les contributions ici consacrées à l’analyse d’œuvres ; il se traduit en particulier par la constitution de corpus qui se passent de fausses évidences d’une prétendue cohérence contextuelle et philologique pour se tourner vers des principes de pertinence sémiotique. De ce fait, c’est seulement l’exploration et la reconnaissance des dynamiques de production de sens dans les œuvres qui permettent le rapprochement de celles-ci dans un corpus et, par conséquent, la formulation de nouvelles généalogies et de nouvelles séries. Cela amène à tisser un réseau de relations autres que celles établies par des sources exclusivement philologiques ou par des liens purement. Un tissage intertextuel advient, où la dimension synchronique et diachronique montrent leur interconnexion constitutive. En effet, si l’œuvre d’art se situe dans un temps historiquement déterminé, sa temporalité ne coïncide pas exclusivement avec le lieu qu’elle occupe dans le déploiement diachronique du temps. En ce sens, l’œuvre est un « précipité au sens tout à la fois chimique et dynamique du terme »11 , qui ne s’insère pas tout à fait dans une simple succession diachronique. Ce lien entre synchronie et diachronie est, d’ailleurs, présent dans l’étymologie grecque du mot théorie qui renvoie à une « succession », tel un cortège ou une procession : le terme théorie recouvre donc à la fois des relations paradigmatiques immanentes et le sens d’enchaînement, suite, mise en série. Il en découle une nouvelle conception de la série, établissant des connexions au-delà de toute prétendue cohérence de temps philologiquement congrus, de substance de l’expression ou de genre.

Pareillement, Louis Marin a profondément redéfini le concept d’influence, en réfléchissant notamment à la déclaration suivante de Willem de Kooning à propos de son rapport à la peinture néerlandaise : « Si je suis influencé par une peinture d’un autre temps, c’est comme le sourire du chat du Cheshire dans Alice. Le sourire restait quand le chat était parti. En d’autres termes, je pourrais être influencé par Rubens mais je ne voudrais pas assurément peindre comme Rubens. » Marin analyse soigneusement ce passage. Il y saisit une indication fondamentale pour redéfinir les relations temporelles entre les œuvres (et donc la conception même de l’histoire de l’art), à savoir qu’il faut reconnaître, à côté de l’appartenance des œuvres à un moment historique situé, ce qui les traverse en termes de virtualité, de puissance ou, comme le dit Marin, de figurabilité. 

Le sourire du chat du Cheshire rend bien compte de la manière dont les œuvres activent et réactivent les relations avec l’art du passé : le corps du chat disparaît dans le flux diachronique et continu du temps dans lequel chaque corps s’inscrit concrètement, mais son sourire demeure dans une temporalité autre, suggérant la dimension achronique des virtualités figurales et de l’ouverture au possible au moment de la rencontre avec les œuvres (ailleurs Marin fait remonter cette suspension dense de virtualités à ce qu’il nomme le neutre). La relation entre l’art du présent et l’art du passé se reconfigure ainsi comme « une logique indéterministe de l’histoire de l’art contemporain ». Logique selon laquelle, par exemple, l’œuvre de de Kooning peut être le lieu d’une influence qui ne s’exerce pas exclusivement du passé vers le présent – de l’art flamand à son œuvre de peintre d’origine néerlandaise, selon le modèle diachronique –, mais aussi comme une influence paradoxale a posteriori. L’œuvre du présent est alors une critique de la représentation, un prisme capable de montrer que la radicale opacité non-figurative déflagrée dans l’art contemporain est constitutive de la représentation et, donc, déjà à l’œuvre dans l’art du passé. 

L’épaisseur avec son tressage devient alors un modèle pour penser la temporalité plurielle de l’œuvre d’art et de ce que Walter Benjamin appelait – au lieu d’histoire de l’art – une « histoire des œuvres elles-mêmes [eine Geschichte der Kunstwerke selbst] ». Loin de tout modèle réductif ou statique, Damisch décrit ce tissage/tressage propre à l’œuvre d’art – notamment à propos de la relation Picasso/Manet – comme un travail qui « aura eu le mérite de rassembler une fois encore tous les fils de la tresse. De les rassembler, ces fils (en eux-mêmes singulièrement retors), tout en repliant la tresse sur elle-même, pour atteindre, en une expérience cruciale, au “précipité” que j’ai dit. L’image d’un tressage se repliant sur lui-même saisit, avec la force imageante du modèle topologique, l’épaisseur des temps immanents à l’œuvre d’art. C’est une image qui relie et articule la pluralité constitutive de la texture sémiotique de l’œuvre (les brins), la progression diachronique (le tressage) et le contact qui s’établit entre des temps différents et même éloignés (le pliage), entraînant une redéfinition sémiotique de notions telles que source, influence ou citation, abordées d’ailleurs par certaines des contributions."

 

Extrait de : Sémiotique de l’art. L’épaisseur à l’œuvre Stefania Caliandro et Angela Mengoni Numéro 127 | 2022

Document : Sémiotique de l’art. L’épaisseur à l’œuvre Stefania Caliandro et Angela Mengoni Numéro 127 | 2022






IMAGE 3 :  Number One (Lavender Mist), oil, enamel and aluminum on canvas, 221 x 300 cm. Jackson Pollock, 1950










« … Il viserait plutôt à corriger l’idée un peu simpliste qu’on se fait généralement de la modernité en peinture. Prenons la notion de mise à plat, qu’on tient pour caractéristique de cet art depuis Cézanne et le Cubisme. Je ne pense pas qu’elle soit à formuler en terme de surface, mais en terme de plan. Vous me direz que vous ne voyez pas là une grande différence. Un mathématicien ne serait pas de cet avis : une surface se définit par un tout autre système de contrainte qu’un plan. Dans le plan on accepte parfaitement qu’une ligne, une couleur passe par-dessus ou par-dessous une autre, alors que sur une surface la chose est impossible. Un plan pour un mathématicien peut avoir une épaisseur, ce qui, j’en conviens, n’est pas aisé à penser. Il en va de même en peinture, et par priorité dans la peinture moderne. »

Extrait de : Hubert Damisch  Aristote / Arizona

Document : Hubert Damisch interviewé par Patrick Redelberg / ArtPress 87 Déc. 1984