ÖFFNUNG - SCHLIEßEN





















La dialectique du fini et de l'infini dans la pensée de Hegel à la lumière de ses sources antiques et modernes (extrait). Par Arif Yildiz - 2018










Résumé : 
















Cette thèse porte sur la question du fini et de l’infini dans la philosophie de Hegel. L’objectif est double. En premier lieu, elle vise à retracer l’influence exercée par la philosophie antique (principalement Platon et Aristote) et par la philosophie moderne (pour l’essentiel Kant et certains postkantiens) sur l’élaboration hégélienne des catégories de la finité et de l’infinité. En second lieu, elle étudie le développement systématique de la logique de l’infinité hégélienne à la lumière de cette influence. Il s’agit d’étudier, à travers une approche historique et critique, comment Hegel résout l’opposition traditionnelle du fini et de l’infini par sa théorie des deux infinis. A l’aune des conceptions de l’infinité-finie (la mauvaise infinité) et de l’infinité véritablement infinie (la véritable infinité), Hegel montre que le processus de la détermination du fini est un processus d’idéalisation qui supprime la contradiction du fini et de l’infini. Ainsi, l’enquête sur des concepts de finité et d’infinité permet de découvrir que l’idéalité spéculative est pour Hegel une réponse non seulement au problème traditionnel de leur articulation, mais aussi, plus généralement, aux problèmes soulevés par la caractérisation des idéalismes antiques et modernes.


Introduction 

Ce travail se propose d’étudier l’un des problèmes fondamentaux de la philosophie de Hegel, qui occupe comme tel une place prépondérante dans son système, à savoir celui de la relation du fini à l’infini. Sans doute, l’importance accordée par Hegel à la suppression métaphysique et ontologique de la catégorie de la finité dans et par la catégorie de l’infinité est bien connue, et la question de l’infinité a déjà fait l’objet d’études importantes dans la littérature hégélienne française. Mais dans ce travail, nous ne nous concentrons pas seulement sur la compréhension du traitement du fini et de l’infini chez Hegel, mais également sur l’influence de la conception antique et moderne du fini et de l’infini dans l’élaboration de sa théorie de l’infini. Notre but est donc d’étudier le couple conceptuel fini/infini, tel que Hegel le comprend, à travers une perspective historico-philosophique sur laquelle s’appuie explicitement, à notre avis, la conception hégélienne.

Si la portée de notre enquête est à la fois systématique et historique, c’est parce que chez Hegel ces deux aspects sont essentiellement inséparables l’un de l’autre : selon Hegel, l’histoire totale du développement processuel de la pensée philosophique consiste dans l’intériorisation (au sens de l’Erinnerung) des moments extériorisés dans le passé ; comme il le précise à la fin de la Phénoménologie de l ’esprit, « Y histoire, est le devenir accompagné de savoir qui se médiatise (die Geschichte, ist das wissende sich vermittelnde Werden) ». Le développement du concept de l’infinité (que ce soit dans la pensée antique ou moderne) n’échappe pas à cette exigence philosophique et cela pour des raisons multiples. 

Pour Hegel, tout comme pour ses prédécesseurs antiques ou modernes, l’intelligibilité de l’infinité et sa relation avec la finité est problématique. Du point de vue de la philosophie grecque (surtout chez Platon et Aristote), la compréhension du concept de l’infinité est associée à l’indétermination et l’illimitation de l’être. En ce sens précis, la catégorie de l’infinité désigne la nature non formée d’un contenu dont la connaissance inévitablement échappe à la pensée. Ce manque d’achèvement et de complétude constitue ainsi le fondement métaphysique de la contradiction entre l’infini indéterminé-illimité et le fini déterminélimité, puisque celui-là implique essentiellement l’impensabilité d’un contenu inachevé et non totalisé.

À partir de là, un double problème se pose : premièrement, du point de vue historique, comment comprendre le statut ontologique de l’infinité si elle est exclue de l’unité définie du fini ? L’exclusion, c’est-à-dire l’extériorité de l’infinité à la finité, implique-t-elle la transcendance de celle-là par rapport à celle-ci ? Est-ce que l’infinité est ce qui est simplement sans limite et donc toujours illimitée et toujours indéfinie, ou bien est-ce qu’elle est une détermination indéterminée qui est « toujours limitée, mais toujours différente » d’elle-même ? Si l’infini doit être entendu en termes d’une détermination qui se répète mais n’est jamais entièrement déterminée, cela ne signifie-t-il pas qu’il est affecté d’une médiation imparfaite ? Ou, inversement, s’il est seulement ce qui est irréel et impensable, comment résoudre la relation contradictoire du fini déterminé-limité et de l’infini indéterminé-illimité ? Autrement dit, comment expliquer le problème du limitant et du limité si l’infini est pensé comme radicalement différent du fini ? Deuxièmement, du point de vue hégélienne, la théorie de l’altérité constitutive entre le fini et l’infini, l’être et le non-être, l’un et le multiple etc., que Hegel pense trouver dans la dialectique platonicienne, apporte-t-elle une solution au problème de la contradiction du fini et de l’infini ou bien « Hegel a-t-il abusé de Platon ? » comme se demande Joseph Moreau ? En d’autres termes, quelle est la relation de "l’autre que soi-même" de Platon et l’Anderswerden (le devenir-autre) de Hegel ? En outre, on sait que Hegel développe en 1804-1805 ce qu’on appelle la théorie des deux infinis afin de résoudre la contradiction du fini déterminé-limité qui est ainsi séparé de l’infini, et de l’infini indéterminé-illimité qui est, comme tel, coupé du fini. 




Cette théorie hégélienne est fondée sur l’auto-détermination du fini et de l’infini par la médiation de la suppression de l’altérité métaphysique qui affecte tant la déterminité du fini que celle de l’infini. En partant de la distinction spéculative entre la mauvaise infinité qui est seulement négative et la véritable infinité qui est affirmative, nous tentons d’élucider l’interprétation de Philèbe de Platon donnée par Hegel. Comment Hegel conçoit-il l’ansipov de Philèbe ? Est-ce que l’infini, tel que l’entend Platon, est plus proche de la mauvaise infinité qui exprime pour Hegel l’incapacité de la suppression de l’opposition du fini et de l’infini, ou bien il est plus proche de la véritable infinité, c’est-à-dire de la suppression véritable de cette opposition ? Le problème ainsi entendu se retrouve dans l’interprétation hégélienne de la philosophie d’Aristote. Y-a-t-il une relation entre la distinction aristotélicienne de la potentialité et de l’activité de l’infini et la distinction hégélienne du mauvais et du véritable infini ? Peut-on comprendre le passage de la puissance à l’acte de l’infini comme une critique de l’ansipov indéterminé-illimité d’une part et comme une première formulation du véritable infini qui se supprime en tant qu’infini fini, de l’autre ? En d’autres termes, le dynamisme de l’svspysia (à la fois de l’être et de la pensée), qui paraît transformer la considération purement statique de l’être fini, renvoie-t-il à la théorie de l’idéalisation du fini selon laquelle le fini s’infinitise en s’élevant au-dessus de l’en soi jusqu’au pour soi ?

Nous pouvons multiplier sans doute ces points de vue, qui sont à la base du problème complexe du fini et de l’infini. Mais il est clair que l’interprétation hégélienne de la philosophie grecque montre que notre problématique comporte plusieurs aspects comme, outre celui de la relation du fini et de l’infini, la limitation, l’altérité, la négation, le devenir etc. Par exemple, déjà chez Platon, au fond du problème de l’être limité et de l’être illimité se trouve le problème de l’altérité ontologique du fini et de l’infini tout comme la négation de l’infini par le fini, et chez Aristote cette altérité et cette négativité sont conçues à partir de la potentialité et de l’actualité de l’être infini ; telle est au moins l’interprétation que suggère Hegel. En superposant cet aspect historico-philosophique à la philosophie spéculative de Hegel, nous espérons éclaircir les sources antiques de la théorie des deux infinis de Hegel. Cela nous amène à étudier dans la première partie de notre travail les problèmes liés au problème du fini et de l’infini. Pour comprendre le statut du fini et de l’infini dans la philosophie grecque, il nous faut tout d’abord saisir la signification de la dialectique platonicienne pour la dialectique spéculative hégélienne. Car, lorsque Hegel affirme que « Platon a déclaré que le (rcspaç), la limite qui se limite en soi, était supérieur à 'l’arcsipov), l’illimité », il reconnaît implicitement la primauté ontologique de la dialecticité de l’être déterminé sur l’infini indéterminé chez Platon.

En revanche, lorsque Hegel écrit que « la philosophie la dernière dans le temps est le résultat de toutes les philosophies précédentes et doit par conséquent nécessairement contenir les principes de toutes ; c’est pourquoi elle est, si toutefois elle est de la philosophie ; la plus développée, la plus riche et la plus concrète », il suppose une différence entre ces deux conceptions de la dialectique. Comment l’entendre ? Nous ne prétendons nullement offrir ici une étude détaillée de la réception de l’idée de la dialectique platonicienne chez Hegel, qui est déjà largement discutée par la littérature hégélienne ; notre but est seulement de traiter la dialectique du fini et de l’infini dans le Sophiste, le Parménide et le Philèbe (c’est à dire dans les dialogues que Hegel trouve spéculatifs) du point de vue de la dialectique spéculative. Notre démarche concernant la philosophie d’Aristote est similaire. En partant de l’interprétation hégélienne, donnée dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, de la Métaphysique, de la Physique et de De l’âme, nous nous proposons d’exposer le caractère spéculatif de la considération aristotélicienne des apories du fini et de l’infini. Autrement dit, nous nous limitons d’une part à l’analyse des aspects métaphysiques des concepts du rcspaç et de (l’ansipov) dans les oeuvres mentionnées ci-dessus, et d’autre part aux critiques présentées par Hegel afin de donner une réponse globale à ces questions : quel est le rôle de la lecture hégélienne du couple conceptuel (rcspaç/ansipov) dans l’élaboration de sa théorie du mauvais et du véritable infini ? Hegel qualifie-t-il l’approche de Platon et d’Aristote de « finitiste » ou bien d’« infinitiste » ? Ou encore, l’infinité hégélienne qui se rapporte à elle-même en supprimant l’opposition d’un fini non-infini et d’un infini non-fini est-elle plus proche de celle de Platon ou de celle d’Aristote ?

Après avoir analysé la genèse traditionnelle de notre problématique dans la pensée grecque, nous tâcherons, dans la deuxième partie de notre travail, d’examiner la conception moderne, et surtout celle de Kant, du problème du fini et de l’infini. On peut se demander si ce passage immédiat de la philosophie ancienne à la philosophie moderne est conforme à notre méthode historico-philosophique. Pourquoi ne pas examiner le développement de l’idée de l’infini chez les néoplatoniciens comme Plotin et Proclus, ou chez le Cusain, Spinoza ou Leibniz etc., du point de vue de la philosophie spéculative ? La raison de notre « saut » historique est simple : 1/ du point de vue de l’histoire de la philosophie, on peut dire que l’influence de l’« Antithétique de la raison pure » de Kant sur la conception de l’infini de Hegel est centrale, comme ce dernier l’affirme lui-même: « c’est seulement par Kant que la différence entre l’entendement (Vertstand) et la raison (Vernunft) a été mise en évidence de façon déterminée, et établie d’une manière telle que celui-là pour objet le fini et conditionné (das Endliche und Bedingte), celle-ci, au contraire, l’infini et inconditionné (Unendliche und Unbedingte) ». Cela signifie que la distinction entre l’entendement réflexif et la raison spéculative (au sens kantien du terme) et la séparation entre la finité constitutive de l’entendement discursif et de l’infinité de la raison comme la « faculté négative de l’infini (das negative Vermögen des Unendlichen », qui sont des points culminants de la conception kantienne de l’infinité, sont absents de la pensée pré-subjective des anciens. Cela veut dire que, contrairement à Platon et à Aristote, l’intelligibilité de l’infini chez Kant se base sur la finité radicale de la connaissance subjective dont les limites déterminent d’une manière négative la condition de la possibilité de la connaissance de l’infinité. Ainsi, la révolution kantienne renverse la conception traditionnelle : celle-ci comprend la nature relative (quoiqu’unilatérale selon Hegel) de fini et de l’infini à partir d’une détermination réciproque qui rejette en fin de compte la connaissance totale de l’infini seulement en raison de son caractère indéterminé (que ce soit l’indétermination qualitative ou quantitative de l’être). 

Certes, la supériorité ontologique de l’être déterminé sur l’être indéterminé présuppose encore une opposition absolue du fini et de l’infini. En revanche, nous verrons que Y extériorité de l’infini au fini y est entendue non pas au sens d’un infini transcendant et donc séparé du fini, mais au sens du dehors (s^ro) ou de la périphérie immédiate du fini qu’Aristote avait défini de la manière suivante: « infini est donc cet au-delà de quoi (s^ro) on peut toujours continuer à prendre quelque chose de nouveau, quant à la quantité ». Par contre, la réfutation kantienne de l’infini actuel repose sur l’impossibilité de l’achèvement de la « totalité inconditionnée » de l’être à travers une synthèse empirique (que ce soit mathématique ou dynamique) d’une série des conditions qui sont elles-mêmes conditionnées. En d’autres termes, la connaissance de la totalité, qui est infinie en soi, n’est possible qu’au-delà des parties qui sont elles-mêmes finies et donc toujours conditionnées. Cela revient à dire que l’infini n’est pas conçu chez Kant de la même manière que chez Platon et Aristote. L’infini ne se réfère nullement au fini, car la perspective kantienne de l’infini condamne toute prétention qui s’efforce de déterminer cette extériorité indéfinie à partir des catégories limitées au champs de l’expérience, comme un usage dialectique, à savoir illégitime de la raison théorique. Le changement de perspective à l’égard de la connaissance de l’infini est considérable : le problème de la contradiction du fini et de l’infinité (qualitative et quantitative) conduit Platon et Aristote à dépasser l’extériorité de l’indéterminité par la suppression de son altérité par rapport au déterminé, même si cette activité de déterminer est destinée à échouer. En revanche, bien que Kant reconnaît mieux que Platon et Aristote que cette contradiction est le fondement de l’impossibilité de la connaissance achevée de l’infinité, la contradiction conduit Kant à affirmer un dualisme métaphysique qui sépare le sujet de l’objet, l’en-soi de la phénomène, le contenu de la forme, le concept de l’intuition, le fini de l’infini, de telle sorte que la connaissance de la « nécessité inconditionnée dont nous avons besoin de manière si indispensable comme de l’ultime support des toutes choses » est réduite à une Idée qui n’est pas déterminante ni constitutive mais seulement régulatrice pour la raison spéculative. 

Cette solution kantienne laisse ainsi en suspens la tension de la contradiction entre le fini et l’infini en interdisant à l’entendement fini de réaliser toute réconciliation concrète avec l’infini qui dépasse la finité radicale du pouvoir de connaître humain. En d’autres termes, la connaissance absolue de l’infini est réfutée tant par la philosophie antique que par la pensée critique, à chaque fois en raison de sa nature inépuisable et inachevée. Pourtant, dans la première, l’infini indéterminé-illimité est considéré comme une extériorité qui ne peut pas être épuisée et est donc disqualifiée comme contradictoire, tandis que dans la seconde il est exclu de la sphère de l’objectivité à cause de la contradiction qui surgit dans l’application illégitime des catégories de l’entendement. 2/ D’autre part, du point de vue du développement de la philosophie spéculative, on voit que les premières formulations du concept de l’infini hégélien sont élaborées sous l’effet de ce déplacement kantien qui dissocie l’infini du fini. Déjà en 1800, Hegel écrit (en pensant à Kant) que la philosophie « est une pensée et qu’elle porte donc en elle une opposition de la non-pensée [et de la pensée] d’une part, du pensant et du pensé d’autre part ; il lui revient de montrer dans tout fini la finitude, d’exiger l’accomplissement de celui-ci par la raison, et en particulier de connaître les illusions [produites] par son propre infini, et ainsi de poser le véritable infini en-dehors de son champ ». Cette critique de l’inaccessibilité et de l’opposition de l’infini à l’égard du fini (qui est opérée par la philosophie transcendantale) annonce déjà sa future théorie des deux infinis, permettant d’expliquer cette contradiction par le lien dialectique entre un infini négatif et un infini affirmatif.

Ainsi, la deuxième partie de notre travail se situe dans une perspective systématique. La conception finitiste de Kant est basée, comme c’est le cas chez Platon et Aristote, sur le principe de non-contradiction qui affirme la différence absolue des termes opposés. Selon ce principe, l’infini, étant absolument différent du fini, ne se rapporte qu’à lui-même en fixant sa déterminité par la négation du fini. Mais est-ce que cette contradiction est seulement logique (comme le prétend Kant) ou bien (ou en même temps) ontologique (comme le soutient Hegel) ? Autrement dit, est-ce que cette contradiction est la cause de cette détermination exclusive du fini et de l’infini ou bien est-elle elle-même le résultat de la réflexion de l’entendement, dont l’opération consiste dans la fixation statique des processus conceptuels ? 

On verra que, afin d’appréhender la signification de l’infini, opposé au fini, il faut préciser en quoi consiste cette connaissance réflexive de l’entendement exposée par Kant. Dès l’époque d’Iéna (surtout dans la Differenzschrift de 1801 et dans Glauben und Wissen de 1802) jusqu’à l’époque de Berlin (surtout dans le Vorbegriff de l’Encyclopédie), Hegel critique systématiquement les divers aspects du formalisme de la philosophie de la réflexion de Kant. Déjà dans ses premiers écrits, Hegel reproche à Kant d’avoir séparé la sphère du fini de celle de l’infini et ainsi d’avoir subjectivisé et immobilisé le contenu rationnel du penser. Lorsque Hegel déclare que la limitation de la connaissance aux phénomènes ou l’opposition absolue du fini et de l’infini est un formalisme philosophique, il attire toujours l’attention (dans les écrits d’Iéna et de Berlin) sur le rôle que la réflexion de l’entendement joue dans son entêtement à suivre le principe de de contradiction. Selon Hegel, le seul obstacle à une réunion véritable du fini et de l’infini est donc cette incapacité de l’entendement à penser la contradiction comme venant non seulement de l’être lui-même, mais aussi de sa réflexion « extérieure » (que Hegel examine dans la théorie de l’Essence). La dissolution de la contradiction, qui va permettre de résoudre l’opposition traditionnelle du fini et de l’infini, dépend ainsi de la reconnaissance de l’appropriation du contenu contradictoire comme la vérité de la finité. Pour Hegel, Kant reconnaît déjà la possibilité de supprimer la contradiction de la finité radicale et de l’infini dans les théories du « jugement synthétique a priori » et de « l’imagination transcendantale », développées dans la Critique de la raison pure, et dans la théorie de « l’entendement intuitif » de la Critique de la faculté de juger. Mais, toujours pour Hegel, cette découverte de l’infinité véritable, qui n’est pas affectée par le formalisme de l’entendement, reste inexploitée par Kant. A propos des antinomies mathématiques, Hegel observe dans Foi et savoir que « Kant a vu que ce conflit surgit nécessairement par et dans la finitude, et pour ce motif est une illusion nécessaire, il ne l’a pas résolu d’une part en tant qu’il n’a pas supprimé la finitude elle-même, mais au contraire, en faisant de ce conflit quelque chose de subjectif, il lui a redonné de la consistance ». Comment interprète-t-il Hegel cette position ambiguë de Kant vis-à-vis de la contradiction ? 

Peut-on considérer « le jugement synthétique a priori », « l’imagination transcendantale » et « l’entendement intuitif » de Kant comme l’affirmation implicite d’une unité absolue du fini et de l’infini ? Si la réponse est affirmative, alors comment entendre la réfutation kantienne de la connaissance de l’infini ? Kant n’est-il pas conscient de sa découverte, comme le suggère l’interprétation hégélienne, ou bien est-ce l’interprétation hégélienne qui n’est pas pertinente ? Nous adopterons une démarche à la fois systématique et historique pour élucider ces questions. Dans les premiers écrits d’Iéna, nous retrouverons un Hegel qui critique la solution kantienne du progrès à l’infini de la raison pratique, mais en l’absence d’une théorie de l’infini qui expliquerait la subtile dialectique du fini et de l’infini, sa critique demeure incomplète. Par contre, le souci de Hegel dans le Vorbegriff de Y Encyclopédie est tout autre. Après avoir élaboré sa propre théorie de l’infini dans la logique d’Iéna et dans la Science de la logique, il s’efforce de situer le rôle de la philosophie de la réflexion de Kant dans un cadre historique. Bien que Hegel s’intéresse indirectement au problème de l’infini dans le Vorbegriff, ses analyses concernant les relations de Kant avec l’école wolffienne en amont, et avec l’école de l’empirisme anglais en aval, peuvent être considéres comme une nouvelle réponse à la question de savoir pourquoi Kant rejette l’infini métaphysique.

Lorsqu’on retrace l’influence des sources antiques et modernes sur la conception hégélienne de l’infini, on retrouve la même tendance métaphysique qui consiste dans la négation abstraite de l’effectivité de l’infini dans le fini. Celui-ci est toujours conçu comme le seul aspect réel de l’être alors que celui-là est conçu comme un désordre de la pensée. Par exemple, lorsque l’unité du fini et de l’infini est conçue du point de vue du fini, l’entendement, comme le remarque Martial Gueroult, tend en vain à « reconstituer la totalité de l’absolu en totalisant à l’infini des finitudes », et comme ce progrès à l’infini ne peut pas épuiser définitivement la multiplicité infinie de l’être fini, l’entendement conclut que cette inachèvement doit être la seule réalité de l’infini, car une connaissance totale de l’infini est une idée qui se contredit elle-même. Mais dans le cas où cette unité est pensée du point de vue de l’infini, la tendance naturelle de l’entendement consiste en ceci qu’il paraît nécessaire cette fois de nier la subsistance par soi du fini à l’égard de l’infini. 




Dans ce cas, la suppression du fini au profit de l’infini produit un absolu opposé à l’être fini, ou mieux un infini qui est lui-même fini du fait de sa limitation par l’être fini. Ainsi, ni l’infinitisation du fini ni la finitisation de l’infini n’apportent pas une solution définitive au problème de leur opposition, parce qu’au fond de ces deux approches se trouve une présupposition métaphysique qui considère l’infini comme une totalité qui doit être dépourvue de toute relation avec le fini. En d’autres termes, le fini et l’infini ne sont pas conçus comme des déterminations, elles-mêmes contradictoires, des deux moments dynamiques, mais simplement comme des catégories statiques et non contradictoires. Ainsi toute compréhension de la relation entre la réalité du fini et l'irréalité de l’infini exprime une contradiction profonde entre l’être et la pensée, dont Hegel fait l’objet central de son investigation philosophique.

Dans la troisième et dernière partie de notre travail, nous tâcherons d’examiner le sens et la portée de cette contradiction à partir de la logique du fini et de l’infini. Conformément à notre démarche historique et systématique, nous commençons d’abord par la logique d’Iéna où Hegel développe sa théorie des deux infinis, puis nous entreprendrons l’analyse de notre problématique dans la théorie de l’Etre de la Science de la logique et de l'Encyclopédie. On sait que pour Hegel, la contradiction n’a rien de contingent et déjà dans sa Dissertation de 1801 il affirme que « la contradiction est la règle du vrai, la non-contradiction, du faux ». Dans la logique d’Iéna, Hegel identifie le processus de la contradiction au moment du surgissement de l’infinité de sorte que, pour lui, le véritable contenu de l’infinité n’est rien d’autre que la contradiction. Pourtant, cette équation entre l’infini et la contradiction n’implique nullement une affirmation totalisatrice, provenant seulement de la réflexion de notre philosophe. Au contraire pour Hegel, si les déterminités du fini et de l’infini sont contradictoires, ce n’est pas parce que la réflexion extérieure philosophique l’exige ainsi, mais c’est parce que la réflexion propre de l’être est en elle-même contradictoire. Comme le souligne Hegel dans la théorie de l’Essence de la Science de la logique « toutes les choses sont en soi-même contradictoires (Alle Dinge sind an sich selbst widersprechend) ». Cela signifie, dans le cadre de notre problématique, qu’afin de pouvoir expliquer les apories de la relation du fini et de l’infini, on doit comprendre, avant tout que l’être ne se détermine qu’en se contredisant. Tel est le fondement de la théorie des deux infinis : la contradiction ontologique n’est pas la même chose qu’une contradiction logique provenant de la réflexion de l’entendement. 

Si l’on présuppose que la connaissance de l’infini est contradictoire et si l’on s’efforce de dépasser cette contradiction sans (laisser se) supprimer la contradiction inhérente au fini (qui est le non-infini) et à l’infini (qui est le non-fini), notre réflexion nous mène à ce que Hegel nomme « la mauvais infinité (schlechte Unendlichkeit) » ou « l’infini abstrait, unilatéral (das abstracte, einseitige Unendliche) » qui est « l’infini de l’entendement (das Unendliche des Verstandes) ». En revanche, si l’on décèle la nécessité de la contradiction ontologique dans les déterminations du fini et de l’infini et si l’on reconnaît que la contradiction provient de l’extériorisation de l’essence absolue, cette approche spéculative (qui est dépourvue de toute présupposition métaphysique, ancienne ou moderne), montrera que le fini ainsi que l’infini se déterminent mutuellement comme des concepts se référant à leur autre, parce qu’ils sont en eux-mêmes affectés de l’altérité ontologique. Une telle conception ontologique met donc l’accent sur le caractère processuel de la déterminité des termes opposés que sont le fini et l’infini. Cela implique que, pour Hegel, il ne suffit pas seulement de prouver le statut contradictoire du couple conceptuel fini/infini, comme s’il était la vérité ultime de l’opposition du fini et de l’infini, comme le pense Kant. Mais il faut aussi démontrer comment cette contradiction se résout elle-même en unifiant les termes opposés par son propre mouvement dialectique. Nous verrons que ce que Hegel nomme « l’infinité véritable (wahrhafte Unendlichkeit) » ou « l’infinité affirmative (affirmative Unendlichkeit) », c’est-à-dire l’infinité comme concept relevant de la raison (das Unendliche der Vernunftbegriff)), répond donc à cette double exigence : dans la mauvaise infinité, l’infinitisation logique du fini ne consiste que dans la négation abstraite, c’est-à-dire partielle, de la limite externe (ou de l’autre) du fini ; ce qui veut dire que la finité n’y est pas reconnue comme une détermination contradictoire qui se supprime. Il en résulte que la contradiction du fini et de l’infini se trouve non supprimée, c’est-à-dire non médiatisée. De là provient l’incapacité de la mauvaise infinité comme activité réflexive de l’entendement : le produit de cette illimitation unilatérale est ou bien un « infini rendu fini (verendlichtes Unendliches) » ou bien un « fini rendu infini (verunendlichte Endliche) ». 

Cette manière de procéder est donc elle-même défectueuse, car dans l’infini finitisé et dans le fini infinitisé, la vérité du terme supprimé se trouve toujours au-delà d’elle-même. C’est pourquoi pour Hegel la mauvaise infinité s’avère être le produit de la pensée subjective qui laisse le fini et l’infini toujours indéterminés. En revanche, la conception hégélienne de l’infini apporte une solution à nos yeux définitive au problème de l’indétermination et de l’opposition du fini et de l’infini, car le véritable infini est « l’auto-suppression de cet infini tout comme fini, en tant qu’elle constitue un unique processus (das Sich-aufheben dieses Unendlichen, wie des Endlichen als Ein Proceß) ». C’est-à-dire que 1/ si le fini se transforme inévitablement en l’infini, c’est parce qu’il contient en lui-même, potentiellement (au sens aristotélicien du terme) son autre qui est l’infinité ; 2/ de ce fait, la détermination réciproque du fini et de l’infini n’est pas un processus de détermination entre les deux catégories, entièrement séparées l’une de l’autre, mais c’est la finité elle-même qui se détermine par la médiation de son autre ; et c’est en ce sens précis que le fait d’être-autre (à savoir la différence au sens global du terme) précède ontologiquement le fait d’être soi-même (à savoir l’identité) ; 3/ par conséquent, l’auto-négation du fini en tant que seulement fini et de l’infini en tant que seulement infini est un seul et même processus, car cette auto-suppression est une auto-détermination du fini qui se pose désormais comme une véritable unité du fini et de l’infini; et le passage de l’en soi dans le pour soi est la réalisation de la potentialité de l’être que Hegel nomme le processus de l’idéalisation (Idealisierung) ou « l’idéalité du fini (Idealität des Endlichen) ». L’analyse de cette nouvelle compréhension de l’infini constitue ainsi le fil conducteur de la troisième partie de notre étude, puisque plusieurs points demandent à être éclaircis : par exemple, comment Hegel justifie-t-il l’auto-suppression d’un fini qui s’oppose à l’infini et d’un infini qui s’oppose au fini ? Est-ce que la théorie de la duplex negatio (ou duplicis negationis), à savoir l’auto-négation ontologique du fini et de l’infini, fournit vraiment à Hegel la possibilité de dépasser l’opposition traditionnelle de ces concepts ? 

Comment elle la théorie de l’auto-suppression du fini et de l’infini résout - le problème traditionnel de l’altérité et de la contradiction de l’être ? Par ailleurs, la réduction de la mauvaise infinité à un moment propre, de nature processuelle, de la véritable infinité est-elle légitime ? Pourquoi l’achèvement de la tension dialectique de la mauvaise infinité ne se terminet-il pas par le surgissement de la véritable infinité ? Si la mauvaise infinité réapparaît presqu’à tous les moments de la Science de la logique sous des formes différentes, cela n’implique-t-il pas que Hegel ait échoué à comprendre la nécessité de sa répétition ?

Telles sont les grandes lignes de la théorie des deux infinis et de son résultat spéculatif qu’est la théorie du processus de l’idéalisation. L’importance capitale que Hegel accorde au problème du devenir infini et de l’ auto-idéalisation de tout contenu fini et contradictoire n’a pas échappé à l’attention d’éminents commentateurs de Hegel comme J. Hyppolite, M. Baum, F. Chiereghin. Selon eux, la fonction de l’infinité rationnelle est tellement fondamentale pour la logique spéculative qu’ils n’hésitent pas à la définir comme une « méta-catégorie ». Etant à la fois le fondement et le fondé, cette méta-catégorie est ainsi liée non seulement au problème de l’opposition du fini et de l’infini, mais aussi à d’autres problèmes comme ceux de la limitation, de la médiation, de la négativité, de la relation de la particularité et de l’universalité et de la contradiction, etc. C’est pour cette raison que nous nous limitons, dans ce travail, à l’étude de l’aspect logique du problème du fini et de l’infini, tout en privilégiant une approche historico-philosophique qui tente de retracer les origines et le développement de notre problématique. Or, cette perspective nous empêche d’aborder ici l’aspect théologique de la pensée hégélienne de l’infini. Bien entendu, nous nous référons aux Leçons sur la philosophie de la religion et aux Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu de Hegel, lorsque cela nous semble nécessaire. Notre travail diffère ainsi sur deux points de ceux de Jean-Marie Lardic et d’André Doz. 

1/ L ’infini et sa logique de J.-M Lardic éclaircit la relation fondamentale entre les deux domaines de l’infini hégélien, c’est-à-dire celui de « l’ontologie dialectisée » et celui de la théologie, en montrantcomment « la logique accomplit bien la théologie comme la logique de Dieu ». Cependant, le moment grec de la pensée de l’infini n’est pas abordé dans cet ouvrage remarquable. 2/ D’autre part, notre démarche historico-philosophique est plus proche de La logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l ’ontologie d’A. Doz, avec cette différence que dans ce livre, le problème du fini et de l’infini n’est analysé qu’indirectement. Il faut également rappeler l’ouvrage important intitulé La science universelle ou la logique de Hegel d’Eugène Fleischmann et les travaux remarquables de Bernard Mabille, dont l’apport, à notre avis, est décisif pour connaître l’aspect historico-philosophique de l’infinité chez Hegel. Dans le sillage de ces études qui nous ont particulièrement influencé, notre travail se veut une tentative, sans doute incomplète, de comprendre l’infinité hégélienne du point de vue de ses sources antiques et moderne.

Pourtant, en raison de la perspective que nous adoptons, notre travail s’appuie essentiellement sur l’analyse des textes et des leçons où Hegel aborde le problème du fini et de l’infini. L’examen porte donc tant sur les premiers travaux de Hegel à Iéna (de la Differenzschrift à la logique d’Iéna) que sur la philosophie hégélienne de la maturité (la Science de la logique et l’Encyclopédie). A cette démarche, qui suit le développement de la pensée de l’infini chez Hegel, s’ajoute l’examen des Leçons sur l ’histoire de la philosophie où il commente et discute d’une manière détaillée le développement du problème du fini et de l’infini. Nous tenons compte aussi des leçons sur la logique de Heidelberg (1817) et de Berlin (1831), où Hegel examine le contenu spéculatif de la Science de la logique du point de vue de l’histoire de la philosophie.

Dans ce but, nous procéderons en trois temps. 1/ La première partie se veut une enquête sur la genèse de la métaphysique du fini et de l’infini dans les philosophies de Platon et d’Aristote. Dans le premier chapitre, notre objectif consiste à analyser l’idée de la dialectique platonicienne à travers au prisme de la dialectique hégélienne. 

L’examen du Sophiste et du Parménide nous permet de préciser comment Platon applique la méthode dialectique au problème de l’opposition du fini et de l’infini dans le Philèbe. On verra que la solution platonicienne, formulée en termes de la détermination et indétermination, est essentielle pour la distinction hégélienne des deux types de l’infinité et pour le problème de l’altérité. Le deuxième chapitre envisage ces problèmes à travers la Métaphysique, la Physique et De l ’âme d’Aristote. Nous tâcherons d’y discerner la transformation du problème de l’opposition du fini et de l’infini. Tout d’abord, il s’agit d’éclairer pourquoi Hegel qualifie la logique d’Aristote de produit de la pensée finie, puis nous analysons les éléments spéculatifs que Hegel pense trouver dans l’ontologie, la philosophie de la nature et la philosophie de l’esprit d’Aristote. L’objectif principal de ce chapitre est de tenter d’expliquer pourquoi Hegel pense que le processus de détermination de l’être chez Aristote est lui-même une auto-détermination. On sait que pour Hegel, la véritable infinité est le concept qui repose sur une telle conception, mais il nous faut étudier les limites de cette affirmation, car Aristote semble prôner une attitude inverse lorsqu’il rejette la possibilité de la connaissance totale de l’infinité. 2/ Après avoir examiné les conceptions platonicienne et aristotélicienne du fini et de l’infini, nous consacrons la deuxième partie de ce travail à l’étude de l’infini dans la philosophie de Kant. Conformément à notre méthode systématique, nous étudierons, dans le premier chapitre de notre travail, les critiques que Hegel adresse, à Iéna, à la philosophie transcendantale, puis nous nous concentrons sur les divers aspects de la pensée de l’infini que Kant, selon Hegel, découvre mais laisse dans l’ombre délibérément. Dans le deuxième chapitre de la deuxième partie, nous essayons d’expliciter les critiques du Hegel de Berlin, car c’est dans le Concept préliminaire de l’Encyclopédie qu’on retrouve une analyse historico-philosophique du formalisme fini de Kant. Et finalement, dans le troisième chapitre, nous nous consacrons à l’analyse détaillée de la première antinomie kantienne d’une part et de sa critique hégélienne dans les premiers publication d’Iéna, de l’autre. Cela nous permettra non seulement de comprendre la transformation que le couple conceptuel fini/infini a subi dans le moment kantien, mais aussi de montrer pourquoi l’antithétique de la raison pure joue un rôle si important dans la théorie hégélienne de l’infinité. 3/ La perspective que nous développons nous conduira finalement à l’étude détaillée de l’infinité dans la pensée de Hegel. L’analyse logique de la théorie des deux infinités est l’objet principal de la troisième partie de notre travail. Le premier chapitre a pour but d’interroger et d’expliciter la distinction entre la mauvaise et la véritable infinité, telle que Hegel la développe dans la logique d’Iéna. Dans le deuxième chapitre, afin de mieux cerner son développement progressif et ses procédures logiques, nous nous proposerons d’examiner l’infinité dans la théorie de l’Etre de la Science de la logique. Nous pouvons dire que c’est surtout dans cette partie que nous essayons de dégager le sens et la signification de la véritable infinité et la fonction spéculative que Hegel lui accorde.



At the top, pictures 1, 2, 3, 4 : Joseph Beuys drawings
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V. Philosophie de la nature. Espace et Temps













Friedrich Engels (1878)
Anti-Dühring 


Nous en arrivons à la Philosophie de la nature. Ici, M. Dühring a de nouveau toute raison d'être mécontent de ses prédécesseurs. La philosophie de la nature
“est tombée si bas qu'elle est devenue une caricature de poésie confuse et reposant sur l'ignorance [et qu']elle était échue en partage à des philosophastres prostitués comme Schelling ou autres gaillards du même acabit, qui trafiquaient dans le sacerdoce de l'absolu et mystifiaient le public.”

La lassitude nous a délivrés de ces “monstres”, mais, jusqu'ici elle n'a fait place qu'à l' “ inconsistance ”;
“ et, en ce qui concerne le grand public, on sait que pour lui le départ d'un charlatan d'envergure n'est souvent que l'occasion pour un successeur de moindre taille, mais averti en affaires, de présenter derechef la marchandise du premier, mais sous une autre enseigne. ”

Les savants eux-mêmes n'ont guère “ envie d'excursionner dans l'empire des idées qui embrassent le monde ” et, de ce fait, ils ne commettent dans le domaine théorique que des “étourderies incohérentes ”. Il est urgent qu'on y remédie et heureusement, M. Dühring est là.

Pour apprécier à leur juste valeur les révélations qui suivent sur le déploiement du monde dans le temps et sa limitation dans l'espace, il nous faut revenir à quelques passages des “ schèmes de l'univers ”.

Toujours en accord avec Hegel (Encyclopédie, § 93), on attribue à l'Être l'infini, - ce que Hegel appelle le mauvais infini, - et l'on étudie ensuite cet infini.
“ La figure la plus nette d'un infini à penser sans contradiction est l'accumulation illimitée des nombres dans la série numérique ... De même qu'à chaque nombre nous pouvons encore ajouter une unité sans jamais épuiser la possibilité de continuer à compter, de même à la suite de chaque état de l'Être se range un autre état, et l'infini consiste dans la production illimitée de ces états. Cet infini pensé avec exactitude n'a donc aussi qu'une seule forme fondamentale avec une seule direction. En effet, si pour notre pensée il est indifférent de se représenter une direction opposée dans l'accumulation des états, l'infini progressant à reculons n'est cependant qu'une production mentale inconsidérée. Comme dans la réalité on devrait, en effet, la parcourir en sens inverse, elle aurait à chacun de ses états une série numérique infinie derrière elle. Mais ce serait commettre la contradiction inadmissible d'une série infinie nombrée et il apparaît donc absurde de supposer une seconde direction à l'infini. ”

La première conclusion à tirer de cette conception de l'infini est qu'il faut que l'enchaînement des causes et des effets dans le monde ait eu un jour un commencement :
“ une série infinie de causes qui se seraient déjà alignées l'une derrière l'autre est impensable du seul fait qu'elle suppose l'innombrable nombré. ”

Une cause dernière est donc prouvée. La seconde conclusion est
“ la loi du nombre déterminé : l'accumulation de l'identique en tout genre réel d'êtres ou d'objets indépendants n'est pensable que comme formation d'un nombre déterminé. ”

C'est non seulement le nombre existant des corps célestes qui doit être à chaque instant un nombre déterminé en soi, c'est aussi le nombre total de toutes les plus petites particules de matière indépendantes qui existent dans le monde. Cette dernière nécessité est la vraie raison pour laquelle aucune combinaison n'est pensable sans atomes. Tout état de division effectif comporte toujours une déterminabilité finie et il faut qu'il la comporte si l'on veut échapper à la contradiction de l'innombrable nombré. Pour la même raison, non seulement le nombre actuel des révolutions de la terre autour du soleil doit être un nombre déterminé quoique impossible à indiquer, mais tous les processus naturels périodiques doivent avoir eu un début et toutes les différenciations, toutes les formes multiples de la nature qui se suivent doivent avoir leur racine dans un état identique à lui-même. Celui-ci peut avoir existé de toute éternité sans contradiction, mais même cette représentation serait exclue si le temps en soi se composait de parties réelles au lieu d'être seulement divisé à son gré par notre entendement qui y pose en idée les possibilités. Il en va autrement du contenu réel et divers en soi du temps; ce remplissement réel du temps par des faits d'espèces discernables et les formes d'existence de ce domaine relèvent précisément du dénombrable, du fait même de leur discernabilité. Imaginons un état qui soit sans changements et qui dans son identité à soi-même n'offre absolument aucune distinction de l'ordre de la succession, dès lors, le concept plus spécial de temps se transforme lui-même en l'idée plus générale de l'Être. On ne peut imaginer ce que signifierait l'accumulation d'une durée vide. - Ainsi parle M. Dühring, et il n'est pas médiocrement édifié de l'importance de ces découvertes. Il espère tout d'abord qu'on “ ne les considérera du moins pas comme une mince vérité”; mais, par la suite, il dit :
“ qu'on se rappelle les procédés extrêmement simples grâce auxquels nous avons donné aux concepts d'infini et à leur critique une portée inconnue jusqu'ici ... les éléments de la conception universelle de l'espace et du temps si simplement figurés par la manière dont nous venons présentement de les préciser et de les approfondir. ”

Nous avons donné ! Manière dont nous venons présentement de les préciser et de les approfondir ! Qui sommes-nous et quand ce présent se joue-t-il? Qui approfondit et qui précise?
“Thèse : Le monde a un commencement dans le temps, et il est aussi limité dans l'espace. - Preuve : En effet, si l'on admet que le monde n'ait pas de commencement dans le temps, à chaque moment donné il y a une éternité écoulée, et par conséquent, une série infinie d'états successifs des choses dans le monde. Or, l'infinité d'une série consiste précisément en ce que cette série ne peut jamais être achevée par une synthèse successive. Donc, une série infinie écoulée d'états du monde est impossible et, par conséquent, un commencement du monde est une condition nécessaire de son existence. Ce qu'il fallait d'abord démontrer. - Quant au second point, si l'on admet le contraire, le monde sera un tout infini donné de choses existant ensemble. Or, nous ne pouvons concevoir la grandeur d'un quantum qui n'est pas donné dans certaines limites propres à toute intuition, qu'au moyen de la synthèse des parties, et la totalité d'un quantum de ce genre, que par la synthèse complète ou par l'addition répétée de l'unité à elle-même. Enfin, pour concevoir comme un tout le monde qui remplit tous les espaces, il faudrait regarder comme complète la synthèse successive des parties d'un monde infini, c'est-à-dire qu'il faudrait considérer [aussi] qu'un temps infini s'est écoulé dans l'énumération des choses coexistantes, ce qui est impossible. Donc, un agrégat infini de choses réelles ne peut être considéré comme un tout donné, ni, par conséquent, comme donné en même temps. Donc un monde n'est pas infini quant à son étendue dans l'espace, mais il est renfermé dans des limites; ce qui était le second point à démontrer  [1]. ”

Ces propositions sont copiées mot à mot dans un livre bien connu qui parut pour la première fois en 1781 et qui est intitulé Critique de la raison pure, par Emmanuel Kant, où tout un chacun peut les lire dans la 1re partie, deuxième division, livre II, chapitre II, 2e section : “ Première antinomie de la raison pure. ” Il ne revient donc à M. Dühring que la gloire d'avoir collé sur une idée énoncée par Kant le nom. loi du nombre déterminé, et d'avoir découvert qu'il fut un temps où il n'y avait pas encore de temps, mais tout de même un monde. Pour tout le reste, donc pour tout ce qui dans l'exposé de M. Dühring a encore quelque sens, “Nous”, c'est Emmanuel Kant et le “présent” ne date que de 95 ans. “ Extrêmement simple”, en vérité ! Curieuse “ portée inconnue Jusqu'ici ”.

Or, Kant ne pose nullement les thèses citées ci-dessus comme résolues par sa démonstration. Au contraire. Sur la page d'en face, il affirme et démontre l'opposé : que le monde n'a pas de commencement selon le temps et n'a pas de fin selon l'espace, et c'est dans le fait que l'un est aussi démontrable que l'autre qu'il pose précisément l'antinomie, la contradiction insoluble. A des gens de moindre envergure, cela eût sans doute donné quelque peu à réfléchir qu' “ un Kant ” ait trouvé ici une difficulté insoluble. Mais pas à notre hardi fabricant de “ résultats et de conceptions essentiellement originaux ”- ce qui, dans l'antinomie de Kant, peut lui servir, il le copie sans vergogne et le reste, il le rejette  [2].

La question en elle-même se résout très facilement. Éternité dans le temps, infini dans l'espace, cela consiste a priori et d'après le simple sens des mots à n'avoir de fin d'aucun côté, ni vers l'avant ni vers l'arrière, ni vers le haut ni vers le bas, ni vers la droite, ni vers la gauche. Cet infini est tout différent de celui d'une série infinie, car celle-ci part toujours de l'unité, d'un premier terme. L'impossibilité d'appliquer cette idée de série à notre objet apparaît dès que nous l'appliquons à l'espace. La série, infinie, traduite dans le spatial, c'est la ligne tracée à l'infini en partant d'un point déterminé dans un sens déterminé. Est-ce que cela exprime l'infinité de l'espace même de façon lointaine ? Au contraire, il faut au moins six lignes tracées de ce même point dans trois directions opposées deux à deux pour concevoir les dimensions de l'espace; et, en conséquence, cela nous donnerait six de ces dimensions. Kant se rendait si bien compte de cela qu'il n'a transféré sa série numérique qu'indirectement, par un détour, à la spatialité de l'univers. Par contre, M. Dühring nous contraint à accepter six dimensions dans l'espace et, aussitôt après, il n'a pas assez de paroles d'indignation pour stigmatiser le mysticisme mathématique de Gauss, qui ne voulait pas se contenter des trois dimensions courantes de l'espace  [3].

Appliquée au temps, la ligne ou série infinie d'unités allant des deux côtés a un certain sens métaphorique. Mais si nous nous représentons le temps comme une ligne comptée à partir de l'unité ou partant d'un point déterminé, nous disons par là a priori que le temps a un commencement : nous supposons ce que nous voulons précisément démontrer. Nous donnons à l'infini du temps un caractère unilatéral de demi-infinité; mais une infinité unilatérale, divisée par moitié, est aussi une contradiction en soi, le contraire exact d'une “infinité pensée sans contradiction ”. Nous ne surmontons cette contradiction que si nous admettons que l'unité à partir de laquelle nous commençons à dénombrer la série, le point à partir duquel nous mesurons la ligne sont une unité quelconque dans la série, un point quelconque sur la ligne, dont il est indifférent pour la ligne ou pour la série que nous les placions ici ou là.

Mais la contradiction de la “ série numérique infinie nombrée” ? Nous serons en mesure de l'étudier plus à fond dès que M. Dühring aura réalisé devant nous le tour de force de la nombrer. Qu'il revienne lorsqu'il aura réussi à compter de moins l'infini jusqu'à zéro. Il est clair, en effet, que, quel que soit le nombre à partir duquel il commence à compter, il laisse derrière lui une série infinie et, avec elle, le problème qu'il a à résoudre. Qu'il inverse seulement sa propre série infinie 1 +2 + 3 +4 ... et qu'il essaye de compter en partant de l'infini pour revenir à l'unité; c'est évidemment la tentative d'un homme qui ne voit pas du tout ce dont il s'agit. Il y a plus. Lorsque M. Dühring prétend que la série infinie du temps passé est nombrée, il affirme par là que le temps a un commencement; car, autrement, il ne pourrait pas du tout commencer à “ nombrer ”. Une fois de plus, il introduit donc subrepticement par hypothèse ce qu'il doit démontrer. L'idée de la série infinie nombrée, en d'autres termes la loi universelle du nombre déterminé à la Dühring est donc une contradiction in adjecto, elle contient une contradiction en elle-même, et même une contradiction absurde  [4].

-

Une chose est claire : l'infini qui a une fin, mais pas de commencement, n'est ni plus ni moins infini que celui qui a un commencement, mais pas de fin. La moindre intelligence dialectique aurait dû dire à M. Dühring que le commencement et la fin vont forcément ensemble comme le pôle nord et le pôle sud et que, si on supprime la fin, c'est le commencement qui devient précisément la fin, - la seule fin qu'ait la série, et inversement. Toute la duperie serait impossible sans l'habitude mathématique d'opérer avec des séries infinies. Comme en mathématique il faut partir du déterminé, du fini pour arriver à l'indéterminé, à l'infini, toutes les séries mathématiques, positives ou négatives doivent commencer par l'unité, sans quoi elles ne peuvent servir au calcul. Mais le besoin logique du mathématicien est bien loin de constituer une loi obligatoire pour le monde réel.

D'ailleurs, M. Dühring ne viendra jamais à bout de penser l'infini réel sans contradiction. L'infini est une contradiction, et il est plein de contradictions. C'est déjà une contradiction qu'un infini ne soit composé que de valeurs finies, et pourtant c'est le cas. Le caractère limité du monde matériel ne conduit pas moins à des contradictions que son caractère illimité, et toute tentative pour éliminer ces contradictions conduit, comme nous l'avons vu, à des contradictions nouvelles et plus graves. C'est précisément parce que l'infini est une contradiction qu'il est un processus infini, se déroulant saris fin dans le temps et dans l'espace. La suppression de la contradiction serait la fin de l'infini; Hegel en avait déjà jugé très justement et c'est pourquoi il traite avec le mépris qu'ils méritent les messieurs qui ergotent sur cette contradiction.

Continuons. Donc, le temps a eu un commencement. Qu'y avait-il avant ce commencement ? Le monde qui se trouvait dans un état immuable, identique à lui-même ? Et comme dans cet état aucun changement ne succède à un autre, le concept plus spécial de temps se transforme lui-même en l'idée plus générale de l'Être. Tout d'abord, il ne nous importe pas du tout ici de savoir quels concepts se transforment dans la tête de M. Dühring. Il ne s'agit pas du concept de temps, mais du temps réel, dont M. Dühring ne se débarrasse nullement à si bon compte. En second lieu, le concept de temps peut se transformer tant qu'il voudra en l'idée plus générale de l'Être, cela ne nous fait pas avancer d'un pas. Car les formes fondamentales de tout Être sont l'espace et le temps et un Être en dehors du temps est une absurdité tout aussi grande qu'un Être en dehors de l'espace. L'“ Être passé intemporel ” hégélien et l' “ Être immémorial ” néo-schellingien sont des représentations rationnelles, comparées à cet Être hors du temps  [5]. C'est pourquoi M. Dühring s'y prend aussi très prudemment : à proprement parler c'est bien un temps, mais un temps qu'au fond on ne peut pas appeler temps : le temps ne se compose pas en lui-même de parties réelles et est simplement divisé par notre entendement à son gré, - seul un réel remplissement du temps par des faits discernables relève du dénombrable, - on ne peut du tout s'imaginer ce que signifierait l'accumulation d'une durée vide. Ce que signifierait cette accumulation est ici tout à fait indifférent; la question est de savoir si le monde dans l'état supposé ici, dure, passe par une durée. Qu'il ne sorte rien de la mesure d'une telle durée sans contenu, exactement comme de faire des mesures gratuites et sans but dans l'espace vide, nous le savons depuis longtemps et aussi bien c'est pour ce qu'il y a de fastidieux dans ce procédé que Hegel qualifie cet infini de mauvais infini. Pour M. Dühring, le temps n'existe que par le changement et non le changement dans et par le temps. C'est précisément parce que le temps est différent du changement que l'on peut le mesurer par le changement, car la mesure implique toujours quelque chose qui diffère de la chose à mesurer. Et le temps dans lequel ne se passent pas de changements identifiables est loin de ne pas être du temps; il est au contraire le temps pur, que n'affecte aucun apport étranger, donc, le temps vrai, le temps comme tel. En effet, si nous voulons saisir le concept de temps dans toute sa pureté, isolé de tout apport étranger et incongru, nous sommes obligés d'en écarter comme hors de son ressort les événements divers qui se passent simultanément ou successivement dans le temps, et de nous représenter ainsi un temps dans lequel rien ne se passe. Par là, nous n'avons donc pas laissé se perdre le concept de temps dans l'idée générale d'Être, mais nous sommes arrivés pour la première fois au pur concept de temps.

Mais toutes ces contradictions et ces impossibilités ne sont encore que jeu d'enfant à côté de la confusion dans laquelle tombe M. Dühring avec son état initial de l'univers identique à lui-même. Si le monde était une fois dans un état tel qu'il ne fût absolument le théâtre d'aucun changement, comment a-t-il pu passer de cet état au changement ? Ce qui est absolument exempt de changement, ce qui surtout est dans cet état de toute éternité, ne saurait à aucun prix sortir de lui-même de cet état pour passer à celui du mouvement et du changement. Il faut donc que de l'extérieur, d'en dehors du monde, soit venu un premier choc, qui l'ait mis en mouvement. Or, on sait que le “ choc initial ” n'est qu'une autre façon de dire Dieu. Voici Dieu et l'au-delà, que M. Dühring prétendait avoir si joliment largués dans ses schèmes de l'univers, ramenés tous deux par lui-même, précisés et approfondis, dans la philosophie de la nature.

Continuons. M. Dühring dit :
“ Là où la grandeur échoit à un élément permanent de l'Être, elle restera invariable dans sa déterminabilité. Cela est vrai ... de la matière et de la force mécanique. ”

Soit dit en passant, la première phrase donne un précieux exemple de la grandiloquence axiomatiquement tautologique de M. Dühring : où la grandeur ne change pas, elle reste la même. Donc, la quantité d'énergie  [6] mécanique qui est une fois dans le monde reste éternellement la même. Laissons de côté le fait que, dans la mesure où c'est exact, la philosophie de Descartes l'a déjà su et dit il y a près de trois cents ans  [7], que dans la science de la nature la doctrine de la conservation de l'énergie est en vogue partout depuis vingt ans, et que M. Dühring, en la limitant à l'énergie mécanique, ne l'améliore nullement. Mais où était l'énergie mécanique au temps de l'état exempt de changement ? A cette question, M. Dühring refuse opiniâtrement toute réponse.

Où donc, M. Dühring, était-elle alors, cette énergie mécanique demeurant éternellement égale à elle-même, et que faisait-elle ? Réponse :
“ L'état initial de l'univers, ou plus exactement d'un Être de la matière exempt de changement, ne renfermant aucune accumulation temporelle de changements, est une question que seul peut écarter un entendement qui voit dans la mutilation volontaire de sa faculté productrice le comble de la sagesse. ”

Ainsi : ou bien vous acceptez, sans l'examiner, mon état initial exempt de changement, ou bien moi, le prolifique Eugen Dühring, je vous proclame tous des eunuques de l'esprit. Voilà, certes, qui peut en arrêter plus d'un ! Nous qui avons déjà vu quelques exemples de la faculté productrice de M. Dühring, nous pouvons nous permettre de laisser sans plus de réponse cette élégante injure et de poser encore une fois la question : mais, M. Dühring, s'il vous plaît, qu'en est-il de l'énergie mécanique ?

M. Dühring est tout de suite dans l'embarras. En fait, il balbutie :
“ L'identité absolue de cet état-limite du début ne fournit pas en elle-même de principe de transition. Rappelons-nous toutefois qu'au fond il en va de même pour tout nouveau maillon, si petit soit-il, dans la chaîne de l'existence que nous connaissons bien. Celui-là donc qui veut soulever des difficultés sur le point essentiel dont il s'agit, fera bien de veiller à ne pas s'en tenir pour quitte dans des occasions où cela se voit moins. D'ailleurs, il reste toujours la possibilité d'intercaler des états intermédiaires progressivement gradués et, de ce fait, reste ouvert le pont de la continuité, pour arriver en remontant jusqu'à l'extinction du jeu des variations. Du point de vue du concept pur, cette continuité ne nous aide certes pas à dépasser l'idée principale, mais elle est pour nous la forme fondamentale de toute application des lois et de toute autre transition connue, de sorte que nous avons le droit de l'utiliser aussi comme médiation entre cet équilibre premier et sa rupture. Mais si nous pensions l'équilibre pour ainsi dire [ !] immobile en raison des concepts qui sont admis sans hésitation particulière [ !] dans notre mécanique actuelle, il serait totalement impossible d'indiquer comment la matière a pu parvenir au jeu des transformations. ”

En plus de la mécanique des masses, il y a encore, nous dit-on, une transformation du mouvement des masses en mouvement des particules infimes  [8], mais quant à la manière dont cela se passe
“ nous ne disposons jusqu'ici d'aucun principe général et nous ne devons donc pas nous étonner que ces processus se perdent un peu dans l'obscurité. ”

Voilà tout ce que M. Dühring trouve à dire. Et, de fait, nous devrions voir le comble de la sagesse non seulement dans la mutilation volontaire de la faculté productrice, mais dans la foi aveugle du charbonnier, si nous voulions nous laisser payer de mots par ces subterfuges et ces formules vraiment pitoyables. D'elle-même, M. Dühring l'avoue, l'identité absolue ne peut pas parvenir au changement. L'équilibre absolu n'a pas de moyen de passer de lui-même au mouvement. Que reste-t-il donc ? Trois pauvres filouteries.

Premièrement : il serait tout aussi difficile de prouver le passage de tout maillon, si petit soit-il, au suivant, dans la chaîne bien connue de l'existence. - M. Dühring semble prendre ses lecteurs pour des enfants à la mamelle. La preuve des transitions et des enchaînements singuliers des moindres maillons de la chaîne de l'existence constitue précisément le contenu de la science de la nature et si cela cloche quelque part, personne, pas même M. Dühring, ne songe à expliquer le mouvement qui s'est produit en partant du néant, mais seulement en partant du transfert, de la transformation ou de la propagation d'un mouvement antérieur. Au contraire, ici, on a ouvertement pour but de faire sortir le mouvement de l'immobilité, donc du néant.

Deuxièmement, nous avons le “ pont de la continuité ”. Du point de vue du concept pur, ce pont ne nous aide certes pas à surmonter la difficulté, mais nous avons pourtant le droit de l'utiliser comme médiation entre l'immobilité et le mouvement. Malheureusement, la continuité de l'immobilité consiste à ne pas se mouvoir; comment elle peut servir à produire du mouvement, voilà qui reste donc plus mystérieux que jamais. Et M. Dühring peut toujours décomposer son passage du néant de mouvement au mouvement universel en autant de particules infiniment petites et lui donner une durée aussi longue qu'il voudra, nous n'aurons toujours pas avancé d'un dix-millième de millimètre. Du néant, nous ne pouvons pas arriver au quelque chose sans un acte créateur, ce quelque chose fût-il aussi petit qu'une différentielle mathématique. Le pont de la continuité n'est donc même pas un pont aux ânes : il n'y a que M. Dühring pour pouvoir le passer.

Troisièmement. Tant que sera valable la mécanique actuelle, - et d'après M. Dühring, elle est un des leviers les plus essentiels de la formation de la pensée, - il sera impossible d'indiquer comment on passe de l'immobilité au mouvement. Mais la théorie mécanique de la chaleur nous montre que, dans certaines circonstances, le mouvement des masses se transforme en mouvement moléculaire (bien qu'ici encore le mouvement sorte d'un autre mouvement, jamais de l'immobilité) et cela, insinue timidement M. Dühring, pourrait peut-être fournir un pont entre le statique rigoureux (ce qui est en équilibre) et le dynamique (ce qui se meut). Mais ces processus “ se perdent un peu dans l'obscurité ”. Et c'est dans l'obscurité que M. Dühring nous laisse en panne.

Avec toute sa profondeur et sa précision, voilà où nous en sommes arrivés : à nous abîmer toujours plus profondément dans une sottise toujours plus précise pour aboutir finalement là où nous devions forcément aboutir, - “ dans l'obscurité ”. Mais cela ne gêne guère M. Dühring. Dès la page suivante, il a le front d'affirmer qu'il a pu
“ doter le concept de la permanence identique à elle-même d'un contenu réel immédiatement à partir du comportement de la matière et des forces mécaniques. ”

Et c'est cet homme qui traite les gens de “ charlatans ” !

Par bonheur, au milieu de ces égarements et de ces confusions désespérées, il nous reste, “ dans l'obscurité”, une consolation, et de celles qui vous élèvent l'âme :
“ La mathématique des habitants d'autres corps célestes ne peut avoir pour base d'autres axiomes que la nôtre ! ”



Notes,

[1] Emmanuel KANT : Critique de la raison pure (trad. J. Barni, revue et corrigée par P. Archambault), Paris, Flammarion 1934, tome II, p. 17.
[2] Ibid.
[3] Il s'agit ici des attaques de Dühring contre Gauss et ses idées sur la structure d'une géométrie non-euclidienne.
[4] Dans la théorie des ensembles qui est l'une des plus remarquables acquisitions des mathématiques modernes, l'ensemble infini des nombres entiers est le type même des ensembles dits dénombrables, ce mot voulant dire simplement que l'on peut numéroter successivement les éléments de l'ensemble à partir du premier. L'argument d'Engels reste toujours valable : un comptage des années ne peut partir que de l'époque actuelle, qu'il s'agisse de temps positifs ou de temps négatifs et cela ne peut conduire qu'à l'infini dans le passé comme dans l'avenir.
[5] HEGEL : Science de la Logique, livre II : “ L'essence ”.
[6] Partout où Engels emploie dans ce sens le mot Kraft, nous avons traduit par énergie. C'est bien en effet d'énergie qu'il s'agit, comme on peut nettement s'en rendre compte page 92 où l'auteur spécifie qu'il faut considérer non seulement le poids (la force au sens moderne), mais aussi la hauteur de chute. Il ressort d'ailleurs de la préface à la seconde édition (p. 42) que dès 1885 Engels s'était assimilé ce terme d'énergie. En 1888 dans Ludwig Feuerbach (Ed. Soc. p. 43) il cite la “découverte de la transformation de l'énergie” parmi les “ trois grandes découvertes qui ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de l'enchaînement des processus naturels” et fondé la dialectique matérialiste.
Ce qui actuellement peut paraître une erreur de terminologie n'en constituait guère une en 1876. Non seulement, en effet, à l'époque de Descartes et de Leibniz on appela force (cf. force vive) ce que nous désignons par énergie, mais Robert Mayer lui-même (1842) et Helmholtz (1847) en firent autant. C'est W. Thomson qui fit prévaloir le terme d'énergie, lequel ne s'imposa peu à peu aux physiciens qu'au cours de la seconde moitié du XIX° siècle.
[7] Le principe de la conservation de la quantité de mouvement au cours de la transmission de celui-ci d'un corps à un autre fut énoncé par Descartes dans les Principes de la philosophie (Il, 36). Il constitue bien en fait le germe d'où est sorti le principe de la conservation de l'énergie.
[8] Allusion à la théorie mécanique de la chaleur examinée plus loin par Engels.

























Article's pictures : 
1) Le Mont Blanc vu du Massif, Les Aiguilles Rouges (1874), aquarelle rehaussée de gouache sur des traces de graphite sur deux feuilles de papier vergé bleu-gris (collées ensemble par une couture verticale à gauche), 29 x 66,4 cm, The Metropolitan Museum of Art collection, NYC 
2) Système rhomboédrique du Mont-Blanc, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, Charenton-le-Pont 
Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc (Paris 1814-1879 Lausanne)

RHOMBOÉDRIQUE, adj.
* Dans l'article "RHOMBOÈDRE,, subst. masc."
A. − GÉOM. Parallélépipède dont les faces sont des losanges (d'apr. Bouvier-George Math. 1979).
B. − CRISTALL. Cristal dont les six faces égales sont en forme de losange. Le nom de tétradymite s'applique au groupement de quatre rhomboèdres, étudié par Haidinger (Lapparent, Minér., 1899, p. 594).
Prononc. et Orth.: [ʀ ɔ ̃bɔ ε ̃dʀ]. Att. ds Ac. dep. 1878. Étymol. et Hist. a) 1817 géom. (Ann. chim. et phys., 2esérie, VII, p. 402); b) 1818 cristall. (Brochant de Villiers ds Dict. des sc. nat., Strasbourg, F.-G. Levrault, t. 11, p. 477: ,,Nous avons préféré, avec M. Weiss, la dénomination de rhomboèdre au lieu de celle de rhomboïde (qui a été d'abord adoptée par M. Haüy)``). Formé de rhombo- (rhombe*) et de -èdre*.
DÉR.
Rhomboédrique, adj.a) Qui a la forme d'un rhomboèdre. Figure rhomboédrique; symétrie rhomboédrique. b) [En parlant d'un système cristallin] Dont la forme type est le rhomboèdre. Des cristallisations rhomboédriques (Verne, Voy. centre terre, 1864, p. 7).− [ʀ ɔ ̃bɔedʀik]. − 1reattest. 1818 (Brochant de Villiers, op. cit., p. 529); de rhomboèdre, suff. -ique*. 

PARALLÉLÉPIPÈDE, PARALLÉLIPIPÈDE, subst. masc.
GÉOM. Polyèdre possédant six faces qui sont toutes des parallélogrammes, les faces opposées étant parallèles et égales entre elles. Parallélépipède droit, oblique; parallélépipède rectangle. On voyait (...) un édifice de forme étrange, qui ressemblait assez à un cromlech celtique (...). Qu'on se figure, au couronnement d'une butte de plâtre, un gros parallélipipède de maçonnerie, haut de quinze pieds, large de trente, long de quarante (Hugo,N.-D. Paris, 1832, p.567).La pierre de Judée (...) prête à l'extraction de blocs de plusieurs mètres. On se servait de ces parallélépipèdes énormes pour les soubassements (...) des édifices (Renan,Hist. peuple Isr., t.2, 1889, p.130):
. ... les Grecs ont fait π ρ ι ̃ σ μ α (prisme), nom qui pourrait, d'après l'étymologie, se donner à tous les corps terminés par des faces planes, ou à tous les polyèdres, mais qui ne s'applique effectivement qu'à une classe de polyèdres, dans laquelle le cube se trouve compris. Au contraire, ils ont eu recours au mot démesurément composé π α ρ α λ λ η λ ε π ι ́ π ε δ ο ν (parallélépipède) [it. ds le texte], pour désigner un genre de solides compris dans la classe des prismes, et comprenant l'espèce du cube, quoiqu'il n'y eût pas de raison pour s'élever, dans un cas plutôt que dans l'autre, à ce degré de composition... Cournot,Fond. connaiss., 1851, p.334.
− [P. méton. du subst. qualifié (ici une savonnette)] Un article de Lucien Descaves appelait le peuple de Paris à manifester contre les Trois Ans en souvenir de la Commune. Armand le lut en se savonnant avec un petit parallélipipède rose, léger comme tout (Aragon,Beaux quart., 1936, p.333).
Prononc. et Orth.: [paʀalelepipεd], [-leli-]. Ac. 1762-1835: -lléli-, 1878: -llélé- ,,quelques-uns écrivent Parallélipipède``; 1935: -lléli-. Selon Dupré 1972 Ac. (1935) aurait admis la graph. -lléli- ,,parce qu'elle était répandue chez les spécialistes``; Littré: -llélé- et s.v. -lléli- ,,c'est un barbarisme, le grec dit parallelepipedos; et le mot tout scientifique n'est pas assez entré dans l'usage commun pour que ce barbarisme doive être respecté``; Rob., Lar. Lang. fr.: -llélé-, -lléli-. Étymol. et Hist.1. 1570 adj. parallelipipède (Oronce Fine, Prat. de la geom., fo1 vods Gdf. Compl.); 1762 subst. (Ac.); 2. 1639 subst. parallélépipède (Mersenne, Les Nouv. pensées de Galilée, éd. Costabel et Lerner, p.69 (41) ); 1868 parallélépipède droit (Littré); 1870 parallélepipède rectangle (Privat-Foc.). Empr. au lat. parallelepipedum «parallélépipède», gr. π α ρ α λ λ η λ ε π ι ́ π ε δ ο ν «id.». Fréq. abs. littér.: 10.
DÉR.
Parallélépipédique, parallélipipédique, adj.Qui a la forme, l'aspect d'un parallélépipède. Moule, solide parallélépipédique. Le burin est une tige d'acier parallélipipédique, taillée suivant un angle de coupe incliné (Arts et litt., 1935, p.28-14).Le système d'ondes stationnaires qui s'établit, par suite des interférences, dans une enceinte parallélépipédique à parois parfaitement réfléchissantes (Hist. gén. sc., t.3, vol. 1, 1961, p.294).− [paʀalelepipedik], [-leli-]. Littré, Rob., Lar. Lang. fr.: -llélé-; Arts et litt., loc. cit.: -lléli-; Hist. gén. sc., loc. cit.: -llélé-. − 1reattest. 1846 parallélépipédique (Besch. Suppl.); de parallélépipède, suff. -ique*
- source CNRTL
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