PNEUMA 
 































1)
Le champ opérationnel de la recherche critique s'est considérablement déplacé au cours du XXe siècle. Mon discours serait privé de sens si Marcel Duchamp, passant à travers le miroir du réel, ne nous avait dévoilé d'un seul coup entre 1913 (la Roue de Bicyclette) et 1914 (le Porte-Bouteille) l'autre face de l'art. 

Le ready-made incarne à la fois un code et une philosophie générale de la vision. C'est en ce sens qu'il constitue l'événement capital de l'art du XXe siècle, la clé de son double ou de son « autre ». 

Des objets industriels de série deviennent des sculptures, par le seul choix de l'artiste. Le geste, au départ, n'engage que Marcel Duchamp, mais en dehors ou en dépit, même, de son auteur - il sera lourd de conséquences. Il faudra attendre plus de 40 ans pour en mesurer l'ampleur : c'est le regardeur qui fait l'art et cet art bascule d'un seul coup de l'esthétique dans l'éthique. Nous passons de l'esthétique généralisée à l'éthique généralisée. Le regard qui fait l'art en assume ipso facto la dimension critique. La moralité de ce regard réside dans la proportion poétique/critique qu'il assume par rapport à la nature moderne. 

Voilà que se dévoile l'autre face de l'art, indissolublement identifié à sa position critique. L'art est un problème moral lié à la conscience critique de celui qui l'assume en tant que tel. La mise en situation critique généralisée de l'art, telle la conséquence qu'entraîne le baptême artistique de l'objet, sur lequel se fonde l'humanisme technologique contemporain et à travers lui l'entière aventure de l'objet, la découverte de son autonomie expressive, son intégration syntaxique dans les divers langages de la quantité, sa contestation anthropologique et sa progressive dématérialisation (paupérisation/arte povera : minimalisation, conceptualisation).

Plus s'estompe la frontière entre l'art et la vie, plus l'art et la critique assument les mêmes valeurs du jeu existentiel, qui constituent les lois de la nature profonde des choses. L'évolution de cette fonction déviante de l'art, singulièrement dans les quinze dernières années, rend vaine toute idée d'enracinement doctrinal de la part du critique. Le problème de l'enracinement doctrinal s'était déjà posé à moi lorsqu'au tournant de 1960 le nouveau réalisme européen a pris le relais historique de l'informel. La rapide consécration des artistes à la défense desquels je m'étais voué dans les années 1950 fut un signal d'alarme : la société de consommation était avide de consommer ses propres valeurs. Ce sont les artistes minimalistes et conceptuels qui, à partir de 1966, ont assumé la contestation critique de ces nouvelles valeurs. Plutôt que de cimenter dans la rigidité du dogme une série de positions - limites dont l'impact avait assuré la brèche dans le rempart de l'ordre établi, j'ai assumé jusqu'au bout de ma déviance critique, la totale identification de l'art au langage.

C'est ainsi que le jeu critique est devenu pour moi symbole du monde.À l'art pour l'art succède le jeu pour le jeu, c'est-à-dire la critique pour la critique, dans la perspective de la mutation anthropologique finale qui doit affecter au premier chef nos façons de sentir, de penser et d'agir.

Le jeu de la vie est le jeu du hasard : pour garder sa valeur existentielle et donc universelle, ce jeu doit faire la part de l'aléatoire et de la différence. L'autre face de l'art est par la force des choses la fonction déviante : détournements fonctionnels, fissions sémantiques, révolution du regard.

L'autre face de l'art, c'est son « autre », son double virtuel dans l'attente du jaillissement d'une nouvelle cohérence ou, pour parler comme Lévi-Strauss, de la fusion imprévue d'un autre signifiant avec un autre signifié. L'autre face de l'art, c'est l'usage non-conventionnel des conventions ; à quelque niveau de langage que ce soit. Par rapport à toutes les esthétiques dogmatiques de la beauté, l'autre face de l'art assume l'éthique de l'indifférence : il n'y a de beauté différente que dans la beauté d'indifférence. 




















2)
C'est en vain que des sages académiciens ou des braves gens effarés par l'accélération de l'histoire de l'art et l'extraordinaire pouvoir d'usure de notre durée moderne, essaient d'arrêter le soleil ou de suspendre le vol du temps en suivant le sens inverse à celui qu'empruntent les aiguilles d'une montre.

Nous assistons aujourd'hui à l'épuisement et à la sclérose de tous les vocabulaires établis, de tous les langages, de tous les styles. À cette carence - par exhaustion - des moyens traditionnels, s'affrontent des aventures individuelles encore éparses en Europe et en Amérique, mais qui tentent toutes, quelle que soit l'envergure de leur champ d'investigation, à définir les bases normatives d'une nouvelle expressivité.

Il ne s'agit pas d'une recette supplémentaire de médium à l'huile ou de ripolin. La peinture de chevalet (comme n'importe quel autre moyen d'expression classique dans le domaine de la peinture ou de la sculpture) a fait son temps. Elle vit en ce moment les derniers instants, encore sublimes parfois, d'un long monopole. 

Que propose-t-on par ailleurs ? La passionnante aventure du réel perçu en soi et non à travers le prisme de la trans-cription conceptuelle ou imaginative. Quelle en est la marque ? L'introduction d'un relais sociologique au stade essentiel de la communication. La sociologie vient au secours de la conscience et du hasard, que se soit au niveau du choix ou de la lacération de l'affiche, de l'allure d'un objet, d'une ordure de ménage ou d'un déchet de salon, du dé-chaînement de l'affectivité mécanique, de la diffusion de la sensibilité au-delà des limites de la perception.

Toutes ces aventures (et il y en a, et il y en aura d'autres) abolissent l'abusive distance créée par l'entendement catégorique entre la contingence objective générale et l'urgence expressive individuelle. C'est la réalité sociologique tout entière, le bien commun de l'activité de tous les hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société, qui est assignée à comparaître. Sa vocation artistique ne devrait faire aucun doute, s'il n'y avait encore tant de gens qui croient en l'éternelle immanence des genres prétendus nobles et de la peinture en particulier.

Au stade, plus essentiel dans son urgence, de la pleine expression affective et de la mise hors de soi de l'individu créateur, et à travers les apparences naturellement baroques de certaines expériences, nous nous acheminons vers un nouveau réalisme de la pure sensibilité. Voilà à tout le moins l'un des chemins de l'avenir. Avec Yves KLEIN et TINGUELY, HAINS et ARMAN, DUFRÊNE et VILLEGLÉ, des prémices très diverses sont ainsi posées à Paris. Le ferment sera fécond, imprévisible encore dans ses totales conséquences, à coup sûr iconoclaste (par la faute des icônes et la bêtise de leurs adorateurs). Nous voilà dans le bain de l'expressivité directe jusqu'au cou et à quarante degrés au-dessus de zéro dada, sans complexe d'agressivité, sans volonté polémique caractérisée, sans autre prurit de justification que notre réalisme. Et ça travaille, positivement. L'homme s'il parvient à se réintégrer au réel, l'identifie à sa propre transcendance, qui est émotion, sentiment et finalement poésie, encore.












1) L'autre face de l'art, La dimension critique, fonction déviante entre la nature et La culture dans Les Effets pervers dans la communication humaine (1981) Pierre Restany© / 2) Les nouveaux réalistes -1er manifeste - (1960) Pierre Restany©


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pictures 1,2,3 : Color Jam, site-specific installation, project sketches, Chicago, Jessica Stockholder© (2012)